Je sais, je sais. Tout le monde a peur du cancer.

Il n'y a rien de nouveau, ni d'original, là-dedans, M. le journaliste.

Qu'importe. J'ai peur du crabe. Voilà, c'est dit.

Rien de nouveau, donc: ça fait 25 siècles que l'Homme dit sa peur du cancer. Avant de dire cette peur, il l'a sentie dans sa chair quand il vivait dans la caverne: on a trouvé, sur l'os d'un squelette du néolithique, les traces d'un ostéosarcome, le cancer des os.

Hippocrate, père de la médecine, quatre siècles avant J.-C., a nommé le mal. Carcinos, dérivé de crabe, à cause de la forme de ces tumeurs qui annonçaient des calvaires terribles aux malades. Comme un crabe, la tumeur, de ses «pattes», étouffe l'organe. L'image, et le mot, ont survécu au passage du temps.

«Le cancer est d'un consentement unanime le plus horrible de tous les maux qui attaquent l'homme, écrivait en 1697 le chirurgien Pierre Dionis. Quoique la rage et la peste tuent en moins de temps, elles ne me paraissent pas si cruelles que le cancer, qui mène aussi sûrement, mais plus lentement, l'homme au tombeau, en lui causant des douleurs qui lui font tous les jours souhaiter la mort...»

Rien d'original, au fond: le cancer est devenu la deuxième cause de mortalité dans plusieurs pays occidentaux, dont le Canada. Cette année, le cancer va frapper environ 45 200 Québécois. Il va en tuer 20 300.

Si le crabe hante l'Homme depuis la nuit des temps, ce n'est qu'au début du XXe siècle qu'il se transforme en grande peur, une peur qui carbure à «l'angoisse liée à la terrifiante condition du cancéreux», dixit Pierre Darmon, dans Les cellules folles.

La terrifiante condition du cancéreux. Tout est là, dans cette petite formule.

De mon côté, la terreur est intime, personnelle, viscérale. Mon père est mort du cancer. Ma mère aussi. Dans les deux cas, bouffés très jeunes, trop jeunes, par le crabe. Dans les deux cas, du cancer colorectal.

Il y a une violence impossible à canaliser quand ton père t'appelle pour te dire qu'il a de mauvaises nouvelles. Tu le sais, que les nouvelles sont mauvaises, tu l'as deviné: cette voix que ton père a, en ce soir de janvier, tu ne la lui connaissais pas. Si faible, si brisée. Comme lui.

Disons que je ne vis jamais sereinement un mal de ventre qui s'étire. Disons que ces pubs de cliniques privées qui offrent des coloscopies, depuis quelque temps à la radio, m'angoissent autant qu'elles me tapent sur les nerfs...

Je suis donc allé à la rencontre du crabe pour cette série. Façon de parler. De l'organisation bordélique de la lutte contre le cancer au Québec au caractère aléatoire de la chimiothérapie moderne, j'ai traqué la bête. J'ai vu ses ravages.

J'ai même fini par le trouver, lui, le crabe. Je l'ai vu, de mes yeux vu...

C'était un matin de juin, la Dre Dominique Synnott, chirurgienne en oncologie, m'avait invité à assister à une opération pour un cancer du sein, dans une clinique de Mont-Royal.

«On ne veut pas laisser de cicatrice dans le décolleté, on fait ça périmamellonaire», m'informe la Dre Synnott, qui s'est mise au travail.

Dans le sein gauche de cette dame d'une cinquantaine d'année, la Dre Synnott, rattachée à l'hôpital du Sacré-Coeur, a enfoui son scalpel et d'autres appareils que je ne saurais nommer.

Voyant ainsi la doc plonger dans la chair, en extraire du tissu mammaire, je me suis prestement senti mal. Je me suis retrouvé couché sur le dos dans un coin de la salle d'op, les pieds surélevés sur une chaise, pendant que la chirurgienne recousait la chair de sa patiente.

C'est la Dre Synnott qui, dans une chambre de Sacré-Coeur, un matin d'hiver, a annoncé à ma mère ce qu'elle avait trouvé dans ses intestins. Un truc au nom bizarre, que je peux vous citer de mémoire, près de sept ans plus tard: «adénocarcinome modérément différencié».

Cet adénocarcinome modérément différencié n'a mis que six mois à tuer ma mère.

Dans la salle d'op, quand je suis enfin revenu à moi, faible comme si j'avais couru un marathon le ventre vide, Dominique Synnott tenait un petit bocal. Je me suis approché de la chirurgienne. La patiente, elle, dormait, bras en croix, derrière nous.

«Votre crabe est ici, a dit la Dre Synnott, en le tâtant de son scalpel. Voyez, avec les pattes, à gauche. Je vois que j'ai enlevé au-delà des pattes. On n'aura pas besoin d'enlever plus de tissu.»

Il était là, ce sale crabe, affreux et fascinant, dans ses mains, extrait du corps de la dame au bon moment, c'est-à-dire très tôt dans sa croissance. La tumeur avait la texture et la couleur de la chair de la pêche, quand on vient d'en retirer le noyau.

Il était là, dans les doigts de la Dre Synnott, ce mal moderne qui nous hante depuis toujours. Ce cancer, «prix à payer de notre modernité», selon une épidémiologiste américaine ou qui, selon un cancérologue français, «résiste à notre modernité». Il était là, aboutissement d'une petite cellule qui, un jour, dans le corps de la patiente, s'est détraquée, qui a commencé à se reproduire à l'infini et qui est devenu cette tumeur, ce cancer, ce crabe...

La peur du crabe. C'est le thème de cette série qui commence aujourd'hui dans La Presse et sur Cyberpresse, une sorte d'état des lieux du cancer, tel qu'on le vit en 2010.