C'est l'histoire d'une bande de criminels de Montréal. Pas un gang de rue. Un groupe plus organisé, plus ambitieux qu'un gang de rue. Un gang de Turcs qui, de son quartier général, dans Parc-Extension, distribuait de la drogue au centre-ville.

Le chef du gang s'appelait Hasan Eroglu. Hasan et ses copains turcs étaient, disons, friands de méthodes musclées pour assurer la libre circulation d'héroïne importée d'Afghanistan dans le coin du boulevard Saint-Laurent.

Je parle de donner des raclées en public, je parle de faire du saccage dans des bars. Et de tenter d'organiser l'enlèvement d'un interprète turc soupçonné de travailler pour la GRC, question de faire de lui une sorte d'agent double...

Ce genre de trucs. Un enquêteur me résume ainsi le comportement d'Hasan et de ses amis, dans les années 2004, 2005, 2006: «Des mongols.»

Tellement mongols, me dit-on, que les mafieux italiens qui avaient la haute main sur le centre-ville ont convoqué les Turcs à une sorte de lac-à-l'Épaule criminel pour leur demander de se calmer les hormones: «Vous commencez à attirer l'attention, les amis...»

Ponctuellement, les enquêteurs du SPVM frappaient le gang de Parc-Ex. Des saisies, des arrestations. Chaque fois, on trouvait de l'héroïne et du cash sur les hommes d'Eroglu.

Devant les frasques du gang et devant la dangerosité de la substance en cause, il fut décidé de «monter un dossier», comme disent les flics. De sortir l'artillerie lourde - l'écoute électronique - afin d'étoffer une enquête de grande envergure.

Pendant des mois, en 2006, des enquêteurs ont donc consacré des centaines d'heures à faire la filature d'Hasan Eroglu et de ses hommes, à envoyer des agents doubles leur acheter de la drogue, à faire des perquisitions et à dresser la liste des dizaines de numéros de téléphone utilisés par les bandits.

Bref, rien d'anormal ici: une enquête de police dans une grande ville occidentale.

Sauf que ces efforts n'ont jamais débouché sur une demande formelle d'autorisation d'écoute électronique d'Eroglu et de ses hommes. Les grands bonzes du SPVM ont choisi de ne pas débloquer de budget pour l'enquête.

Motif donné aux enquêteurs: il n'y a pas, chez ces Turcs, de volet «gang de rue».

Or, dans le milieu des années 2000, le message organisationnel était clair, au SPVM, et il venait d'en haut: la priorité absolue, c'est de rassurer le public face aux gangs de rue.

Ou, comme m'a dit un autre policier: «La priorité, c'était les Noirs. Il fallait quasiment en inventer, sinon les projets d'enquête n'étaient pas autorisés.»

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L'étude révélée hier par La Presse sur les interpellations de citoyens par les policiers du SPVM de 2001 à 2007 montre que les Noirs font l'objet d'un nombre disproportionné d'interpellations par rapport à leur poids démographique. Et l'étude, faite par un criminologue du SPVM, montre qu'en 2006-2007, les interpellations de Noirs à Montréal ont explosé.

Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas un hasard si, soudainement, des patrouilleurs se sont mis à interpeller de plus en plus de Noirs, à Montréal, autour de 2006.

C'était simplement la réaction d'une organisation à une attitude qui venait de très haut dans l'organigramme de la police de Montréal. La haute direction du SPVM est une bibitte hautement politique. Si l'hôtel de ville s'inquiète, le QG de la rue Saint-Urbain réagit en conséquence.

C'est peut-être la raison pour laquelle les dirigeants de la police ont tout fait pour discréditer cette étude d'un de leurs criminologues.

Parce qu'ils savent, eux, qui a mis tout le poids organisationnel du SPVM dans la chasse aux Noirs, au milieu des années 2000.

Réponse: ce ne sont pas les patrouilleurs.

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Le travail de la police, ce n'est pas seulement la patrouille. C'est aussi de l'enquête. Ça, c'est moins visible qu'un agent qui intercepte un VUS dans lequel il y a trois ou quatre Noirs. Et de ce côté-là, celui des enquêtes sur le crime organisé, par exemple, les troupes sont démoralisées.

Il y a une perception, chez les flics, selon laquelle le SPVM commence à manquer d'ambition. Ou qu'il n'a plus, au fil des compressions budgétaires, les moyens de ses ambitions.

Des tables d'écoute électronique - arme redoutable contre les gangs - ont été fermées.

Des équipes de filature ont été liquidées, saccageant non seulement une force de travail policier importante, mais aussi une expertise chèrement acquise au fil des années et des enquêtes, comme Axe ou Colisée.

Il n'y a pas, me dit-on, de grande enquête en cours sur le crime organisé. Rien d'ambitieux, en tout cas.

Évidemment, ces compressions de ressources, le citoyen ne les «voit» pas comme il voit un patrouilleur qui interpelle un Noir dans un parc.

Ça ne veut pas dire que ce n'est pas important. Loin de là.

Au fait, ce serait bien que le SPVM consacre des ressources aux clans de mafieux italiens. J'aimerais signaler aux boss de la police que ça fait un an qu'ils s'entretuent, les Ritals, dans les rues de Montréal.

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Et Hasan Eroglu, dans tout ça?

Eh bien, M. Eroglu a été trouvé mort dans l'ouest de l'île, un matin de juillet 2007, une balle dans la tête. Son meurtre n'est toujours pas élucidé. Son gang, dit-on, est encore actif. Il faut dire que les boss du SPVM ont d'autres Noirs à fouetter.