On vit toujours avec la peur de la mort. Ça oblige à quelques précautions.

Tu cuisines avec de l'huile d'olive: paraît que c'est bon pour le cholestérol.

Tu changes les piles du détecteur de fumée. Deux fois par année.

Tu mets ton casque de vélo, tu attaches ta ceinture en auto, tu regardes des deux bords de la rue avant de traverser. Et tu donnes une claque derrière la tête de ton fils quand il traverse la rue sans regarder des deux bords.

 

Tu fais tes omelettes avec des blancs d'oeufs, tu jettes tes gourdes contenant du bisphénol-A, tu te dis que les radars photo sur les routes, c'est chiant mais que ça fait ralentir les chauffards et que ça sauve des vies, faire ralentir les chauffards. La tienne, peut-être.

Tu vas passer ta coloscopie, tu fais ton pap test, tu coupes le cordon des stores quand ta petite se met à ramper par terre. Tu bois du thé vert: paraît que c'est bon pour les ulcères.

Tu achètes un système d'alarme pour dormir tranquille et le soir où tu vas rentrer tard, tu dis à ta blonde de barrer les portes avant d'aller se coucher. Parce qu'on ne sait jamais, il y a des fous partout.

Tu fais tout ça. Tu appliques, en filigrane de ta vie, les principes de précaution de base pour augmenter tes chances de te rendre jusqu'à 69,9 ans en bonne santé relative, question de voir grandir tes petits-enfants, en te berçant avec ta vieille.

Tu fais tout ça. Tu fais attention.

Tu fais tout ça puis, un soir de sixième match de demi-finale de la Conférence de l'Est, disons, malgré toutes tes précautions, il y a la terre, qui n'est pas aussi immuable que tu le croyais, qui te surprend. Elle bouge, elle se fend, elle se fâche.

Tu avais verrouillé les portes, mais ça ne change plus rien, maintenant: la terre a avalé ta maison.

* * *

Rang Salvail Nord, à Saint-Jude, hier après-midi. L'habituelle tribu de journalistes agglutinée aux abords de la catastrophe du jour, à l'ombre des camions-satellite, fait le pied de grue près du périmètre de sécurité.

À l'écart, entre deux autos, Gabriel, Richard et Louisette Charbonneau regardaient en direction de la maison engloutie, au loin. Impossible de la voir, d'ici.

Ils sont le père, le frère et la mère de Line Charbonneau, épouse de Richard Préfontaine, maman d'Anaïs et Amélie. Tous emportés dans ce glissement de terrain inexplicable qui, du ciel, ressemble à un bombardement ou à l'empreinte d'un géant fâché qui serait passé par le rang Salvail Nord.

Gabriel Charbonneau: «On n'a jamais entendu dire que le sol bougeait, dernièrement.»

Louisette: «Il y a eu des glissements en 1974. Et dans les années 50. Mais rien comme ça.»

Richard Charbonneau: «On pense à Haïti. On se dit qu'ils ont trouvé des survivants, dans les habitations détruites.»

Malgré le choc, ils étaient solides. Pas de larmes, pas d'apitoiement. Animés d'un espoir lucide. Le chien, Foxy, avait survécu: peut-être qu'il y avait de l'espoir pour les quatre membres de leur famille.

Ils savaient, aussi, que les pompiers faisaient tout ce qui était humainement possible, malgré les risques, pour retrouver Line, Richard, Anaïs et Amélie. Mme Charbonneau était impressionnée: le CLSC avait déjà mis des psychologues à leur disposition.

Je prenais des notes, flanqué d'Hugo Meunier, de La Presse. Je me disais que d'habitude, quand les membres de ma tribu couvrent un fait divers, il y a, au minimum, un responsable. Il y a une cause.

Il y a le mari jaloux, l'ingénieur négligent, l'ivrogne du volant, le commissaire des libérations conditionnelles qui a dormi au gaz, le pilote d'avion mal entraîné, le gars qui aurait dû mettre des pneus d'hiver à son autobus.

Il y a le système qui, quelque part, a flanché, entraînant la mort de quelqu'un.

Il y a d'habitude, je veux dire, une explication.

Et l'explication, c'est déjà un peu de la lumière qu'on jette sur la cruauté du destin.

Mais ici, à Saint-Jude, dans le rang Salvail Nord, il n'y a pas d'explication. C'était une zone sécuritaire, au chapitre des glissements de terrain. Il n'y a pas eu, semble-t-il, de signes flagrants de danger imminent.

J'ai couvert quelques faits divers, dans ma vie. Et il y avait toujours une explication.

Pas à Saint-Jude. À Saint-Jude, c'est absurde au cube. L'absurde qui, comme chacun le sait, «naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde» ...

Je sais bien que Camus n'avait pas en tête des catastrophes naturelles qui emportent une famille par un soir magique de sixième match victorieux, quand il a accouché de cette phrase célèbre.

Mais quand même. Il y avait, hier après-midi, dans le rang Salvail, à Saint-Jude, quelque chose d'inexplicable, quelque chose comme un silence déraisonnable.