Sur le bateau, j'ai eu un flash. Que j'ai gardé pour moi, bien sûr. Mais ça m'est tombé dessus comme une tonne de briques: ici, je suis parfaitement inutile.

Pire: ici, je suis un poids, un fardeau.

Ici?

Au milieu du lac Mistassini, au nord de Chibougamau, à la pêche, un jour de ciel bleu glorieux de juin dernier.

J'ai eu l'idée d'un road trip au Québec pour cette série d'été. J'avais envie d'aller voir où on ne va jamais, ou presque. Évidemment, j'ai mis le cap sur Chibougamau, ville qui représentait, quand j'étais petit, le bout du monde...

Là-bas, je suis tombé sur Frédéric Verreault, qui travaille chez Chantier Chibougamau, la scierie qui emploie des centaines de personnes. Aussi bien dire le poumon de la ville.

-Tu viens dans le Nord? Faut que tu ailles à la pêche! Je t'arrange ça...

-La pêche? Pourquoi? Ils en vendent, au IGA...

Frédéric a donc enrôlé un autre Frédéric (Boudreault) et Pascal Morissette, également employés de la scierie, pour montrer au journaliste de Montréal une tranche de vie du Nord. Sur le lac Mistassini, lac mythique, dit-on, pour les pêcheurs...

C'est, en tout cas, le plus grand lac naturel du Québec: 2300 km carrés. Presque 10 fois plus gros que la superficie de Montréal...

C'est pour ça que Pascal Morissette a un gros pick-up. Un très gros pick-up: pour tirer son gros bateau, qui lui permet de faire de gros voyages de pêche.

Pascal est notre guide, en cette journée radieuse. Un gars de bois. En cinquième année, il suivait déjà son père à la chasse. Chaque automne, il désertait l'école. Il se souvient encore de la première fois qu'il a tué. Il raconte, debout à l'arrière de son bateau:

«J'étais tout seul dans ma cache, avec ma .303 et mon petit poêle, pour manger. Pis là, j'ai entendu un orignal. Je l'ai vu, il approchait. Je shakais tellement! Je l'ai enligné...»

Pascal mime le geste, lève la carabine imaginaire, ferme un oeil.

«Boum.»

La bête est morte. C'était pas un orignal, c'était un caribou.

Et lui, Pascal, avait 11 ans.

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Frédéric Verreault, Fred I, a commencé en lion: moins de 10 minutes après avoir lancé sa ligne, il a sorti un IMMENSE poisson, dans une petite baie, le salopard.

Puis, Fred II a pris quelques dorés, perché à l'avant du bateau, silencieux mais sans pitié pour les poissons.

Pascal, lui, veillait à ce que je n'éborgne personne en lançant ma ligne à l'eau, il ne prenait rien: il m'enseignait...

Rien à faire. Je ne prenais rien. Ou presque...

Dans toute ma journée de pêche, je n'ai pris qu'un seul poisson. J'oublie son vrai nom, mais les gars de bois se sont moqués en le voyant: «Un téteux, t'as pris un téteux!»

Il paraît que ça ne se mange pas, un téteux. On l'a remis à l'eau.

Pascal a mis un autre CD de country dans le lecteur. Du country! Musique du terroir. Quand il était petit, c'est ce que le père de Pascal faisait jouer, à la pêche. Il a acheté une machine qui transfère sur CD des chansons de cassettes.

D'où ces chansons de Serge Lebrun, fleuron du country québécois, qui accompagnait notre virée sur le lac. «Je ferais pas jouer ça dans mon salon, a dit Pascal, mais à la pêche, c'est vraiment un incontournable...»

Un extrait, tiens, je vous sens curieux: «Hey, chummy, lâche la routine, prends ta canne à pêche, ta carabine... On s'en va pêcher l'alose, et pis chasser l'ours à Mont-Laurier...»

Un huard est passé en flèche à bâbord. Gros oiseau filant comme un missile. N'eût été du coin-coin bizarre qu'il a fait, on ne l'aurait pas vu.

Pascal: «C'est pas la grosse vie sale, ça?»

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Parlant de tracas, un orage nous est tombé sur la tête. Nous avons mis le cap sur le rivage, vers le camp de pêche d'un Indien. L'Indien n'était pas là. Un écriteau nous a accueillis, en anglais: Vous pouvez dormir ici, mais ramassez-vous.

Pascal m'a donné un couteau:

-Tu vas préparer les filets?

-Moi?

-C'est pas dur, tu vas voir...

J'écoutais Pascal en pensant à ce livre de Jean-Paul Dubois, Hommes entre eux. Dubois met en scène un homme des bois qui vit en harmonie totale avec la nature, Floyd Paterson. Le genre d'homme qui pourrait survivre à la fin du monde.

Ce Pascal Morissette est du même crin. Il n'a pas besoin de la civilisation pour survivre.

Moi? Moi, je meurs quand les tablettes du IGA sont vides, évidemment.

Le doré gigotait encore quand, en décrivant un U, j'ai enfoncé le couteau sous la branchie, travaillant jusqu'à la queue. Je venais de le tuer. Et j'allais le manger.

J'ai exhibé mon premier filet, tout fier. Pas loin de nous, Fred II avait préparé un feu, il faisait cuire de la viande: ours, caribou, orignal, chevreuil. Pascal a pris le filet de doré de ma main, l'a posé sur la planche de bois.

«Touche», m'a-t-il dit, sourire en coin.

J'ai touché. Il y avait, je ne sais trop comment dire, comme un pouls dans la chair du doré, encore un semblant de vie dans ce qui allait nous nourrir.

À table, nous avons préparé le repas. Drôle à dire, mais c'était une expérience intensément québécoise. Nous étions là, perdus dans le bois, en banlieue de Chibougamau, dans la cabane d'un Cri inconnu, à manger de la viande d'animaux sauvages tués par Pascal, homme des bois...

C'était, évidemment, épouvantablement bon. L'ours, surtout. Et le doré? Je ne me souviens pas d'en avoir mangé du meilleur. Rien, mais rien à voir avec celui qu'on pêche à l'épicerie...