Si vous roulez trop vite, vous allez les rater, c'est sûr. Elles sont sur le bord des routes, discrètes et immobiles. Mais non, pas les marmottes. Les petites croix qui signalent le lieu d'un accident, l'endroit précis où quelqu'un s'est tué.

Depuis quelques semaines, je roule beaucoup au Québec, pour une série de chroniques qui sera publiée prochainement.  

Et si je n'ai pas vu -en Mauricie, en Jamésie, au Lac Saint-Jean, en Abitibi, dans Charlevoix et en Côte-Nord- 50 de ces marqueurs de mort, eh bien je n'en ai pas vu un.

 

Je me suis arrêté, quatre ou cinq fois, pour voir.

 

Les messages: On t'aime Stéphane! RIP, Julie. We'll never forget you.

 

J'en ai vu partout, de ces croix. Quasiment toujours des croix, en fait. Souvent plantées dans l'herbe. Parfois plantées dans le roc, sur des socles arrimés au roc, fruit d'un dur labeur.

 

Je ne sais pas comment dire, je suis même mal de le penser, mais j'ai un problème, un tout petit problème avec ces cénotaphes. Permettez un détour avant d'y arriver.

 

***

 

J'ai roulé pas mal, disais-je, ces dernières semaines. Ça m'a permis de constater deux choses.

 

Primo, la SQ semble très, très présente sur les routes. Je suis dans l'anecdotique, mais je n'arrête pas de voir des autopatrouilles, tapies dans les buissons ou derrière les viaducs, pour traquer les chauffards. Bravo, bien fait.

 

Deuzio, malgré cette présence, les malades mentaux du volant qui conduisent comme s'ils s'étaient échappés d'un asile sont encore très, très nombreux. La SQ, en 2008, a distribué plus de 8000 tickets pour grand excès de vitesse.

 

Un cas, si vous me permettez. Mardi dernier, sur la 138, un peu après 10h, entre Les Escoumins et Forestville, sur la Côte-Nord.

 

Je sens une présence derrière moi. Je lève les yeux vers le rétroviseur. Et il y a une femme assise sur ma banquette arrière !

 

Cheveux noirs avec des mèches pâles, rouge à lèvre généreux, verres fumés.

 

Bizarre: en partant de mon motel des Escoumins, j'étais seul.

 

Évidemment, la fille n'était pas assise sur la banquette arrière de ma Rabbit. Elle était assise dans son auto à elle. Et son pare-choc reniflait le derrière de ma bagnole tellement elle me suivait de près.

 

Débile. Et inutile. Donne-moi de l'espace, Madame, j'étouffe.

 

Dans la voie inverse, une colonne d'autos. Impossible de me dépasser, Poupée.

 

Mais la Toyota Corolla bleu foncé dont la plaque d'immatriculation commence par un 6 me colle quand même aux fesses.

 

Alors je lève le pied. La Rabbit ralentit. Message : décolle, Madame.

 

Mais rien n'y fait. Ce n'est pas une erreur. À 100 dans une zone de 90, je suis désespérément lent pour Jacqueline Villeneuve. Alors me colle au cul. C'est extrêmement, mais extrêmement agressant.

 

Là, je me fâche. J'appuie - très, très délicatement - sur le frein. Si délicatement que je ne ralentis pas. Je veux juste allumer mes lumières de frein.

 

Je vois les rides de colère aux lèvres de Jacqueline (elle est si près), quand elle prend peur et freine. Pour revenir me coller au cul, les baguettes en l'air, dans la seconde.

 

Dans la voie inverse, finalement, une accalmie. La Toyota fonce et me dépasse. Arrivée à ma hauteur, la fille me fait des simagrées comme une guenon qui aurait avalé une caisse de Red Bull. Une vraie cr**** de folle.

 

La Toyota disparaît rapidement de l'horizon, filant à une vitesse impossible, multipliant les dépassements.

 

J'ai des envies de génocide.

 

***

 

Puis, vingt minutes plus tard, au loin, les gyrophares d'une auto de la SQ, en bordure de la route. Il était 10:45. Au kilomètre 665, environ. Juste avant Forestville.

 

Je retiens mon souffle. Je ralentis et &

 

YES! C'est Jacqueline Villeneuve, dans sa Toyota Corrola bleu foncé dont la plaque commence par un 6!

 

Joie et bonheur. Il y a une justice.

 

Il y a une justice, mais il y a aussi de la connerie. Et le bonheur qui ne dure jamais longtemps.

 

Vingt minutes plus tard, que vois-je dans mon rétroviseur? Eh oui. La Toyota Corolla bleu foncé de Jacqueline Villeneuve, qui zigzague derrière le pick-up rouge qui me suit à bonne distance, en gars civilisé.

 

Elle cherche une brèche. Elle ne tolère pas d'être «immobilisée» à 90.

 

Elle finira par nous doubler, tous, violant une double ligne jaune qui signale une interdiction de dépasser. Avant, encore, de disparaître de l'horizon.

 

***

 

Statistiquement, les flics sont impuissants: il y aura toujours trop d'idiots, et d'idiotes, du volant pour leurs effectifs.

 

Ça nous ramène à quoi?

 

Ça nous ramène aux radars. Eh oui, aux méchants radars. Pas pour remplacer les policiers. Pour les appuyer. Pas pour-remplir-les-coffres-de-l'État. Parce que dans les pays où il y a des réseaux de radars sur les routes, il y a moins de morts.

 

Mettez des radars sur nos routes et les Jacqueline Villeneuve ou les Lewis Hamilton vont tellement recevoir de tickets par la poste qu'ils devront vendre du chocolat de porte à porte pour les payer. Alors, seulement, ils lèveront le pied.

 

Et cesseront de jouer à la roulette russe avec nos vies.

 

***

 

Où m'en allais-je, donc, sur la route impeccablement pavée de l'indignation dominicale?

 

Ah, oui. Ces marqueurs de mort qui se multiplient sur le bord des routes. Ces petites croix blanches qui nous rappellent qu'ici, quelqu'un est mort d'un accident de voiture.

 

Je sais que je devrais vous dire que tout cela est triste. Et ce l'est.

 

Mais je n'arrive pas à m'émouvoir totalement. Je ne frissonne pas comme je devrais.

 

Parce que parmi ces morts, il y en a une sacrée gang qui a couru après. Si ça se trouve, la guenon en Toyota Corolla aura, un jour, droit à la sienne.