En 1992, Immigration Canada a émis un ordre d'expulsion contre le Palestinien Youssef Ismail. Refusée, sa demande de réfugié politique au Canada. Ça arrive. Mais la justesse de cette décision n'est pas le but de cette chronique.

Le hic, c'est que Youssef Ismail est encore au pays. Il vit dans un petit appartement, sur Crémazie.

Youssef Ismail, 51 ans, aimerait bien retourner dans son village, en Cisjordanie.

Mais Ismail n'a pas de pays. Les Palestiniens vivent sur un territoire enclavé dans l'État d'Israël. Et c'est Israël qui contrôle les entrées et sorties des Palestiniens sur ces territoires.

 

Or, depuis 1994, Israël refuse de délivrer les papiers de voyage qui permettraient à Youssef Ismail de quitter le Canada, monter dans un avion qui se poserait à l'aéroport de Tel-Aviv, transiter par le territoire israélien pour arriver à Qalqilya, le village où vivent encore sa soeur, sa mère, son frère.

Pourquoi? Je n'ai pas de réponse. Personne n'a de réponse.

À l'Agence des services frontaliers du Canada, un porte-parole m'a lu une déclaration: «Pour procéder, on doit obtenir des documents de voyage du pays en question. Mais je ne peux vous demander de renseignements sur une tierce partie.»

J'ai donc appelé le consulat israélien à Montréal. On m'a renvoyé à l'ambassade israélienne à Ottawa. J'ai laissé des messages. Pas de réponse.

Mon ami et collègue Fabrice de Pierrebourg a fouillé le volumineux dossier de Youssef Ismail, pour RueFrontenac.com. Il a trouvé des traces à propos de fonctionnaires exaspérés qu'Israël, dans ce dossier, traîne les pieds. Une note de service, datée de 1992, est claire: la solution est «diplomatique».

Stéphane Handfield est avocat en immigration. Ce qui, entre vous et moi, n'est pas exactement la meilleure façon de devenir riche. Représenter pro bono un Palestinien sans le sou non plus, coincé dans un vide juridique digne de Kafka non plus.

«Je n'ai jamais rien vu comme ça», me dit Me Handfield, alors que Youssef Ismail est assis bien sagement à côté de moi, flottant dans ses vêtements pêchés dans les coffres d'un organisme d'aide aux pauvres.

Et moi, je n'avais jamais vu d'apatride. Un apaquoi? Apatride: sans patrie. C'est ce qui est écrit sur le document officiel d'Immigration Canada, le seul document qui confère une existence juridique à ce petit chauve: apatride. Stateless. Sans État, quoi.

Ismail baragouine l'anglais. Comprend un peu le français. Ne peut pas travailler, ne peut pas étudier. Et il est en train de devenir fou. Peut-être est-ce déjà fait, remarquez...

Ismail a fait des conneries. Exaspéré d'attendre, de flotter dans ce vide juridique, depuis 17 ans, il a fait des menaces dans des bureaux fédéraux. Genre, je vais me faire sauter! Il a déjà brisé une vitre dans un bureau. Des bêtises du genre. Tout pour attirer l'attention.

Mais ça ne marche pas. Youssef Ali Ismail, né en 1958 dans un village jordanien qui a cessé d'être jordanien en 1967, après la guerre des Six Jours, «et pas au Liban, comme c'est écrit sur le papier d'Immigration Canada», arrivé ici avec un faux passeport italien, habite rue Crémazie, à Montréal, Québec, Canada, parce que quelqu'un, quelque part, en Israël, pour une raison inconnue, ne veut pas lui émettre de papiers officiels pour transiter de l'aéroport Ben-Gourion à son village.

Pourquoi? Raisons de sécurité, fort probablement.

Il a frayé avec l'Organisation de libération de Palestine, à la fin des années 70, au Liban. Puis, en Italie, où il a vécu, les flics l'ont arrêté, après le drame de l'Achille Lauro, un bateau de croisière détourné par des terroristes du Front de libération de Palestine, qui ont bravement tué un Américain handicapé pendant le siège.

Ismail a été interrogé, puis relâché. Aucune accusation.

Mais comme je vous dis: personne n'a de réponse. On ne sait pas pourquoi, en vérité, Israël refuse de laisser atterrir Ismail à Ben-Gourion.

Est-il un dangereux terroriste? Si c'est le cas, pourquoi ne pas l'arrêter? Pourquoi les Israéliens ne veulent-ils pas l'interroger? Pourquoi le Canada le laisse-t-il vivre dans son appartement, rue Crémazie?

C'est incompréhensible. Chaque année, des Palestiniens sont expulsés de pays occidentaux vers les Territoires occupés. Il faut bien qu'ils passent, à un moment donné, par Israël: les villages palestiniens sont enclavés dans le pays.

Donc, des Palestiniens expulsés, et il y en a pas mal puisque les Palestiniens forment 50% des 8 millions d'apatrides de la planète, ça existe. Israël les accommode.

Mais pas Youssef Ismail.

Pourquoi?

Parce que.

Dans cette affaire, Israël fait la sourde oreille, le Canada ne fait pas de vagues et le Québec, lui, paie. Ben oui: l'aide sociale, c'est provincial. Et Ismail reçoit le strict minimum que l'État québécois consent aux pauvres: 580$.

Youssef Ismail, 51 ans, attend donc, rare demandeur de statut de réfugié qui veut être retourné dans son pays au pc...

J'ai bien peur, mon pauvre Ismail, que ça n'arrivera pas.

On dirait bien que quelqu'un vous a oublié dans l'équivalent humain du comptoir des objets perdus.

Youssef Ismail, 51 ans, apatride, est un parapluie qui poireaute au comptoir des objets perdus des nations.

C'est inhumain, c'est indigne, c'est absurde.

Et c'est, semble-t-il, le destin de M. Ismail.

Encore plus absurde?

La distance entre l'aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv et Qalqilya, le village de la famille de Youssef Ismail, est de 35 kilomètres; 34 minutes en voiture, selon Google Map.