Il fallait entendre François Bellefeuille au Beau dimanche, sur les ondes de Radio-Canada, vanter les mérites et les vertus de Netflix. Le populaire humoriste a été choisi pour figurer, avec Louis-José Houde, Katherine Levac et Adib Alkhalidey, dans une émission spéciale d'humour francophone qui sera mise en ligne en janvier sur Netflix. La veille, Bellefeuille avait enregistré son segment de 30 minutes. Il était extatique tant il avait l'impression d'avoir gagné à la loterie du showbiz.

« C'est big, ça m'a ouvert des portes... c'est extrêmement excitant de toucher à ce monde-là », s'extasiait-il, en clamant que Netflix lui avait donné des idées de grandeur et le goût de se produire en France comme aux États-Unis.

Pas une fois dans la conversation qui a duré 10 minutes il ne lui est venu à l'idée de critiquer le géant américain des services de vidéo en ligne qui paie peu ou pas d'impôts dans les 190 pays où il est implanté en dehors des États-Unis.

Pas une remarque non plus sur l'exemption fiscale controversée que le gouvernement fédéral canadien accorde à Netflix, ne l'obligeant pas à facturer la TPS, ce que tous ses concurrents canadiens, eux, sont tenus de faire.

François Bellefeuille est pourtant un homme informé et engagé, qui verse les profits de ses produits dérivés aux Impatients, et qui, lors du tsunami #metoo, a récolté 30 000 $ pour les victimes d'agressions sexuelles en mettant son trophée Olivier aux enchères.

C'est aussi un homme opiniâtre qui a un point de vue assez critique sur la société. Pourtant, il ne trouve rien à redire sur le rouleau compresseur culturel qu'est Netflix. Étrange, non ? Pas vraiment.

Le phénomène se vérifie de plus en plus et pas seulement chez nous. Cette année, par exemple, Outlaw King, le film d'ouverture du TIFF, est un produit Netflix qui ne sortira probablement pas (ou peu) en salle. Idem pour Roma, d'Alfonso Cuarón, ou le nouveau western des frères Coen, deux productions Netflix sélectionnées par le Festival de Venise, en dépit de la crainte de certains que Netflix soit en train de tuer le cinéma en salle, sinon le cinéma tout court.

Chez nous, le cinéaste Robin Aubert, qui a vendu les droits mondiaux du film Les affamés à Netflix, a déjà déclaré qu'il se fichait éperdument de la concurrence déloyale que Netflix livre aux services de vidéo canadiens. Tout ce qui lui importe, c'est que des milliers de gens dans le monde aient accès à son film. Pour le reste, il s'en fiche.

Chaque fois que j'entends de tels commentaires, je grimace et je grimpe dans les rideaux parce que j'adore haïr Netflix, mais je me rends aussi à l'évidence : je suis mal placée pour juger.

Non pas que j'approuve la colonisation culturelle que Netflix pratique dans tous les marchés où il s'impose. Je ne l'approuve pas, mais, surtout, je redoute l'effet à long terme que Netflix aura sur la création et les productions locales. Qui nous dit que nos histoires et nos récits ne vont pas perdre leur identité à trop vouloir s'uniformiser pour rejoindre le public vaste et protéiforme de Netflix ? Qui nous dit qu'à force de grossir, l'empire Netflix ne va pas carrément écraser toute compétition ?

Je me méfie de Netflix et de ses éventuels ravages.

Or, pour que je sois complètement cohérente avec mes positions, il faudrait que je boycotte Netflix. Ou que je fasse comme la direction du festival du film de Cannes, qui refuse de considérer le moindre film produit par Netflix tant que Netflix s'accrochera à sa plateforme et refusera la diffusion de ses films en salle.

Mais je ne boycotte pas Netflix, pas plus que je ne le boude. J'y suis abonnée depuis plusieurs années, et même au plus fort de la controverse avec la ministre Mélanie Joly, j'ai fait comme 33 % des ménages québécois : je n'ai pas levé le moindre petit doigt pour me désabonner.

En même temps, je continue de regarder la télévision traditionnelle, mais chaque fois que monte l'envie de tirer la prise sur Netflix, au lieu de le faire, je reste accrochée.

Parce que malgré ma grande ambivalence, je demeure consciente que Netflix est un formidable outil de diffusion, un buffet chinois riche et abondant, qui nous a permis de découvrir des oeuvres et des artistes qui n'auraient jamais réussi à sortir de leurs frontières sans Netflix.

Rien que cet été, j'ai découvert la formidable humoriste française Blanche Gardin et Nanette, l'ultime one-woman show de Hannah Gadsby, humoriste lesbienne de Tasmanie, qui vient de tirer sa révérence du monde de l'humour.

Cet été, aussi sur Netflix, j'ai découvert The Staircase (Soupçons), une extraordinaire et haletante série documentaire réalisée par le Français Jean-Xavier Lestrade, qui, pendant 14 ans, a suivi les démêlés avec la justice américaine de l'écrivain Michael Peterson, accusé du meurtre de sa femme.

The Staircase est, dans les faits, l'ancêtre des documentaires d'enquêtes criminelles popularisés par Netflix. Au départ, en 2004, c'est Canal+ qui a commandé le documentaire à Lestrade. Le cinéaste venait tout juste de remporter un Oscar pour son film sur un jeune Noir américain sans le sou injustement condamné pour le meurtre d'une femme. Après avoir exploré la justice américaine du point de vue des Noirs et des démunis, Lestrade a voulu explorer le système à travers le prisme d'un riche homme blanc.

Une première version du film de deux heures est sortie en 2004. Lorsque l'affaire a connu un rebondissement juridique 10 ans plus tard, Netflix est entré dans le bal et a commandé un nouveau tournage avec les mêmes protagonistes. Puis avec son flair pour les concepts vendeurs, Netflix a pris le matériel et en a fait non pas un film, mais une série de 13 épisodes, tous plus fascinants les uns que les autres.

Netflix fait parfois des erreurs de parcours. La très mauvaise série Insatiable en est un exemple, mais en règle générale, et ça me crève le coeur de l'avouer, il y a plus de belles trouvailles que de navets sur Netflix.

Selon Freud, l'ambivalence est une juxtaposition plus ou moins simultanée de deux affects : l'amour et la haine. C'est un état que je connais trop bien depuis que je me suis abonnée à Netflix. J'espère un jour en venir à bout, mais je ne me fais pas trop d'illusions.