Ce qui est bien avec Marc Labrèche, notre directeur d'un jour, c'est qu'il y a dans ses commandes un tel flou artistique, un tel flottement stratosphérique, une telle errance métaphysico-sémantique, qu'il arrive qu'on ne comprenne pas, mais alors vraiment pas, où il veut en venir.

C'est d'ailleurs ce qui fait le charme de Labrèche, encore qu'il ne faille pas trop compter sur l'animal pour qu'il clarifie les choses puisqu'il ne sait pas toujours lui-même où il veut en venir. Heureusement, il y a des avantages à ce flou, le premier étant que le flou ouvre la porte à une grande liberté d'interprétation et permet d'oublier ce que Marc a dit et de faire ce qui nous chante, tout en respectant le thème général, évidemment.

Le temps, donc. Marc voulait parler du temps. Le temps qui passe, celui qui fuit, le temps étiré comme un élastique, le temps pressé comme un citron, le temps comme une passoire percée d'où s'écoulent des bribes de souvenirs. Le temps des lilas. Et celui au mitan de la vie où nous nous sommes croisés il y a quelques années, au lancement du disque d'un ami commun: Alain Lefèvre, pour ne pas le nommer.

Ce soir-là, entre deux bouchées, nous avions parlé de théâtre, d'écoles de théâtre et d'anxiété parentale, un mal touchant les géniteurs d'enfants ayant choisi de devenir des acteurs. C'était mon cas et c'était le cas de Marc. À l'époque, mon fils n'avait pas encore terminé sa formation alors que Léane, la fille de Marc, était sortie de l'École nationale. Sa carrière semblait se porter à merveille. Évidemment, quand t'es la fille de Marc Labrèche, ça doit être pas mal plus facile que d'être le fils de Nathalie Petrowski, avais-je ironisé.

Marc m'a immédiatement corrigée en clamant que ce n'était facile pour personne de débuter dans le métier et que même si on pouvait voir Léane à la télé dans 30 vies ou sur scène chez Duceppe dans Les muses orphelines, elle travaillait encore comme barmaid pour boucler ses fins de mois.

Barmaid, la belle et talentueuse Léane? Je n'en revenais pas. Si la petite-fille de Georges Dor et descendante de deux générations d'acteurs avait de la difficulté à se faire une place dans le métier, imaginez les autres!

C'était il y a trois ans. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et dans la vie de Léane, maintenant âgée de 28 ans et dont la carrière semble se porter encore mieux puisqu'on l'a vue dans SNL Québec, dans Le nouveau show à Radio-Canada, sur la page couverture du magazine Elle Québec avec ses camardes Virginie Fortin et Kat Levac, sur Tou.tv dans la websérie La vie n'est pas un magazine et quoi encore?

Avec la bénédiction de son père, j'ai donné rendez-vous à la belle enfant aux yeux verts dans un bar de la rue Bernard. Elle est arrivée à l'avance, sur une Vespa taupe qu'elle surnomme Vera. Et en l'espace d'une heure, j'ai tout su: tout. Comment, au secondaire, alors que Marc était au pinacle de sa carrière avec Le grand blond et La fin du monde est à sept heures, Léane se faisait demander par la planète au complet si elle allait prendre la relève de papa. Comment elle a résisté jusqu'à la dernière minute et n'a pas fait de théâtre ni même d'impro avant la cinquième secondaire. Comment, dans ses rêves, elle se voyait devenir égyptologue: coiffée d'un petit chapeau, un foulard noué autour du cou, elle aurait daté les momies en analysant leurs coiffes et leurs perruques. Comment son voyage humanitaire au Nicaragua a pris le bord le jour où elle a été recrutée dans la troupe de théâtre au secondaire. Comment elle a fait deux ans en arts visuels au cégep sans oser dire à son père que c'était le métier d'acteur qui l'attirait au bout du compte.

«Mon père voyait bien que je glandais. Il savait que ce n'était pas dans mes habitudes. Finalement, quand je lui ai dit que je voulais aller en art dramatique, il a compris.»

«Il m'a dit que ça ne serait pas facile, que ça serait long, qu'il n'y aurait rien de garanti sinon que je mangerais beaucoup de beurre de peanut

Est-ce qu'il avait raison? «Évidemment que oui.»

Mais encore. Être la fille de Marc, ça aide ou ça nuit?

«Être sa fille n'a jamais été difficile. C'est un père parfait (as-tu lu ça, Marc Labrèche?). Mais être sa fille aux yeux des autres, ça, ça peut être tough. C'est pour ça que j'ai voulu faire une école de théâtre et vivre quatre années de calvaire à manger du houmous et à brailler. Aujourd'hui, j'ai enfin le sentiment d'exister dans ce milieu, tout en sachant que l'intérêt que les gens me portent, je le dois à Marc. Pas ceux qui m'engagent. Du moins, je l'espère. Mais aux yeux du public et des médias. J'ai une feuille médiatique qui appartient à 75 % à Marc, mais, si je peux en profiter pour ploguer des choses qui me tiennent à coeur, alors je le fais.»

Léane n'est plus barmaid aux Trois Brasseurs ni même dans ce bar où, après la fin de la première saison de SNL Québec, elle est redevenue serveuse et a déjà servi des bouchées à l'équipe de Mémoires vives qui croyait qu'elle était venue fêter avec eux. «Des fois, je me demande encore si je suis faite assez forte pour ce métier. Assez forte pour m'occuper pendant les périodes creuses, assez forte pour survivre aux déceptions, assez forte pour faire comprendre au milieu que même si j'ai un sens comique, je peux aussi jouer autre chose. En fait, je me meurs de jouer autre chose.»

En attendant, Léane écrit pour se garder allumée et pour nourrir les grandes ambitions qu'elle a face à ce métier. Un métier de fou qu'elle aime comme une folle. Ou mieux encore: comme la digne fille de Marc Labrèche.