En 1976, quelques mois avant la tenue des Jeux olympiques de Montréal, l'artiste Pierre Ayot observait la croix du mont Royal lorsqu'une idée lumineuse - c'est le cas de le dire - a germé dans son esprit. Cette croix est incrustée dans le ciel de Montréal depuis si longtemps que plus personne ne la voit, s'est-il dit. Et si on la déplaçait symboliquement en la ramenant sur terre, au niveau de la rue, pour rappeler son existence aux gens?

Ainsi naquit une oeuvre qui était, à quelques mètres près, une réplique de la croix du mont Royal. Ayot aurait voulu que la réplique soit érigée à la verticale et que, par un effet de levier mécanique et de stroboscope, elle penche comme une tour de Pise électrisée avant de se coucher sur le côté. Faute d'argent, c'est finalement une croix couchée et illuminée, mais sans stroboscope, qui a vu le jour rue Sherbrooke en 1976. À peine 12 heures plus tard, elle était démantelée comme les 15 autres oeuvres du projet Corridart, par les bulldozers sans pitié du maire Drapeau.

Qui aurait pu croire que, 40 ans plus tard, cette croix serait entraînée dans le tourbillon d'une nouvelle controverse avec la Ville et son maire? Certainement pas l'artiste mort dans un accident en 1995 à l'âge de 51 ans, dont on célèbre cette année le 20e anniversaire du prix qui porte son nom. Certainement pas le milieu de l'art montréalais.

Et pourtant, ça s'est produit en 2016 à Montréal, avec non pas Jean Drapeau, mais Denis Coderre. Ce dernier a essayé de bloquer l'installation sur l'avenue du Parc, angle des Pins, d'une réplique de la croix de Pierre Ayot. Une censure sans bulldozers, mais avec une promesse de financement à hauteur de 10 000 $ retirée à la dernière minute par la Ville. Amputer un budget déjà pauvre, c'est peut-être moins brutal qu'un bulldozer, mais c'est tout aussi efficace. Tout ça pour quoi, au juste? Par délicatesse, a répondu le maire qui, habituellement, a la délicatesse d'une bétonnière. Par délicatesse pour les soeurs hospitalières qui auraient pu être froissées par cette croix ironique, installée de l'autre côté du mur qui cerne leur vaste et magnifique domaine.

Ça, c'est la raison officielle. Mais la vraie raison, c'est d'abord ce magnifique domaine de 36 605 mètres carrés en pleine ville, avec son jardin luxuriant, ses arbres centenaires et ses édifices patrimoniaux. La Ville est en négociation depuis six mois avec les religieuses pour en faire l'acquisition, et la vente n'est toujours pas conclue.

Pourquoi courir le risque d'offusquer les religieuses? D'autant que lors de l'annonce de l'acquisition du domaine, en mai, le maire a juré qu'il ferait tout pour protéger le patrimoine des soeurs et pour respecter leurs belles valeurs chrétiennes. Endosser une oeuvre ironique qui interpelle le symbole de la foi chrétienne ne faisait sans doute pas partie de son plan de protection.

Mais il y a un autre facteur dans cette affaire: le pape François, lui-même en personne, celui qui, en dernière instance, doit approuver la vente du domaine. Pour que la vente soit conclue, il faut absolument une autorisation papale.

Or, non seulement le maire Coderre a besoin du pape pour mettre la main sur le domaine des soeurs hospitalières, mais depuis son dernier passage au Vatican, il rêve que le pape François gratifie Montréal d'une visite pour son 375e anniversaire. 

Si les deux affaires pouvaient se conclure en même temps, on imagine que le maire serait aux anges, pour ne pas dire au septième ciel. Dans de telles circonstances, pourquoi s'embarrasser d'une croix gênante et pas trop catholique quand on a besoin de paraître plus catholique que le pape?

Lundi, le maire a finalement fait volte-face et décidé que les 10 000 $ seraient remis à cette oeuvre-là ou à une autre de Pierre Ayot. Pourquoi? Parce que les religieuses ont été consultées et qu'elles semblent satisfaites des explications données par les commissaires de l'installation, a répondu le maire. Autrement dit, si l'Église est d'accord, alors le maire l'est lui aussi.

L'oeuvre sera donc érigée avenue du Parc, pour un peu plus d'un mois, dès la semaine prochaine. Des tiges de métal de 9 pieds la soutiendront, la rendant inaccessible aux esprits mauvais.

Elle s'inscrira dans une rétrospective majeure sur Pierre Ayot dans plusieurs lieux en ville, nous rappelant que cet artiste important aimait jouer avec les perceptions. Il aimait déplacer les objets et les installer là où on ne les attendait pas, comme cette croix descendue de la montagne pour parler aux passants de la rue. Il y avait un soupçon de Warhol dans sa façon de jouer avec cet objet emblématique montréalais, mais il y avait aussi une réflexion sur la séparation entre l'Église et l'État. 

J'imagine que Pierre Ayot serait le premier surpris d'apprendre qu'en 2016 à Montréal, l'Église et l'État continuent dans certaines circonstances de marcher main dans la main. Et que la belle société laïque qu'on tente de vendre aux immigrants peine à voir le jour.