Jeudi dernier, c'était clair et sans appel: pas un seul membre de la classe politique québécoise ou canadienne ne voulait être vu, mort ou vivant, en compagnie de Marine Le Pen, la chef du Front national qui venait de débarquer dans nos froides contrées.

Chahutée par des manifestants à Québec, puis à Montréal, expulsée de deux hôtels qui craignaient du grabuge ou alors qui ne voulaient pas être associés à son nom, Marine Le Pen semblait ne pas être la bienvenue chez nous.

Le Figaro a d'ailleurs rapporté que sa virée au Canada avait viré au fiasco. Le journal a seulement oublié une chose: sa virée politique a peut-être été un échec, mais sa virée médiatique fut, au contraire, un franc succès.

J'ignore ce qui a traversé l'esprit des recherchistes et producteurs des émissions qui ont contacté son directeur des communications. S'ils se sont pincé le nez ou signés de la croix avant de fixer avec lui une date et une heure d'entrevue avec Marine Le Pen. Je constate seulement qu'on a vu et entendu la blonde championne du Front national sur toutes les tribunes. Arcand, Auger, Dussault l'ont interviewée en début de semaine. Des journalistes du Devoir et de La Presse l'ont rencontrée. Puis, dans la foulée des attentats de Bruxelles, elle a été invitée sur le plateau de l'émission du matin de LCN et interviewée à ce sujet par la journaliste Julie Marcoux. Les Francs-tireurs se sont ajoutés à la liste mardi en fin de journée et n'eût été le départ de la chef pour Saint-Pierre-et-Miquelon, jeudi, on l'aurait probablement vue sur les plateaux de Deux hommes en or ou Tout le monde en parle.

Est-ce que les médias québécois en ont trop fait? Ont-ils été trop ouverts, trop accueillants, trop complaisants envers une dame qui dirige un parti que ses détracteurs disent raciste et xénophobe, un parti soupçonné de prôner le repli identitaire et de prêcher la haine de l'autre? Est-ce qu'interviewer Marine Le Pen quelques heures seulement après les attentats de Bruxelles, c'est interviewer un pyromane sur les lieux de l'incendie qu'il a allumé, comme l'a affirmé sur Twitter l'animatrice Pénélope McQuade, qui s'est par la suite confondue en excuses avant de faire disparaître le tweet.

Je me suis posé toutes ces questions le jour où Marine Le Pen a débarqué au Québec. Je me suis demandé si j'aurais aimé ou voulu la rencontrer. La réponse est non. D'abord, je n'aime pas ses idées ni ce qu'elles représentent, mais ce n'est pas ça qui fait problème.

Ce qui fait vraiment problème, c'est que malheureusement Marine Le Pen est habile, éloquente et assez brillante pour dire exactement ce que les gens veulent entendre, surtout dans un moment de crise et de traumatisme comme on en a vécu mardi et ces derniers temps.

Marine Le Pen n'est pas une hystérique comme son fou de père. Elle n'a pas d'écume aux lèvres ni le regard vide du psychopathe. Il n'y a rien de monstrueux ou d'affolant dans sa façon de se présenter. Elle peut même apparaître comme une modérée, voire comme une femme avec une tête sur les épaules, animée par le gros bon sens et soucieuse du bien commun. Pour la confronter et faire sortir le diable tapi en elle, il faut se lever de bonne heure. Je n'en ai ni la force ni l'envie.

De là à affirmer que mes camarades journalistes ont erré en la recevant dans leurs émissions et qu'ils auraient dû se garder une petite ou une grande gêne, c'est un pas que je ne franchirai pas.

Parce que Marine Le Pen a été élue démocratiquement. Qu'elle dirige un parti qui mène dans les sondages et qu'elle pourrait un jour se retrouver à la présidence de la République française. Si les Américains élisent Donald Trump, la France est bien capable de porter Marine Le Pen au pouvoir. C'est le prix de la démocratie.

Tout ce qu'on peut faire en attendant que Marine Le Pen soit élue ou déchue, c'est écouter scrupuleusement ce qu'elle a à dire en cherchant à en saisir la portée cachée, occultée, non dite. L'écouter avec discernement et un sens critique aiguisé.

L'écouter sans perdre de vue les conséquences qui découlent de ses propos: fermeture des frontières, perte des libertés, inquisition religieuse, ostracisme, discrimination, exacerbation des tensions raciales.

Toujours garder cela en tête, mais ne jamais, au grand jamais, la boycotter ni tenter de la faire taire.

Museler Marine Le Pen ferait bien trop son affaire. Elle pourrait se déclarer victime de la rectitude politique. Et rien de mieux que la victimisation pour redorer son blason et augmenter son capital de sympathie.

Non, mieux vaut tendre le micro à Marine Le Pen. Mieux vaut la laisser parler. Et attendre patiemment et démocratiquement qu'elle se coule elle-même.