L'affaire Jutra aura eu au moins un effet positif : elle a complètement occulté - pour ne pas dire anéanti - le débat sur le cinéma québécois qui faisait rage. Un débat ? Je parie que vous l'avez déjà oublié. Pourtant, un mois avant que la controverse au sujet de la pédophilie de Claude Jutra n'éclate, ça grondait dans les chaumières au sujet des sélections au gala cette année et du penchant trop prononcé du jury pour les films intimistes à petit budget, boudés par le grand public.

C'est mon collègue Hugo Dumas qui a lancé le bal dans La Presse en accusant la « clique des Jutra » de snober tous les films qui marchent au box-office et de s'organiser un beau party que nous avons tous payé et auquel, malheureusement, nous ne sommes pas invités. Relancé par les médias sociaux, Vincent Guzzo n'a pas pu s'empêcher d'en rajouter une couche en jurant qu'il ne regarderait pas une seconde une émission célébrant les films les plus obscurs de l'année. Un groupe de cinéastes ont répliqué vertement à leurs détracteurs en les accusant à leur tour de mépriser le public québécois.

Bref, la vieille querelle des films d'auteur versus les films grand public, une querelle qui renaît périodiquement de ses cendres, avait repris de plus belle. Elle connaîtra son dénouement demain soir lors du gala des Ju... pardon, lors du Gala du cinéma québécois.

En attendant le verdict, je suis allée faire un tour (virtuel) en Allemagne et en Amérique latine, notamment, pour voir comment se portent leurs cinémas nationaux.

Se chamaillent-ils eux aussi au sujet d'une abondance de films d'auteur dépressifs qui font fuir le grand public ?

Grosse surprise : en Allemagne, c'est exactement le contraire qui se produit. Le cinéma allemand grand public se porte à merveille. En 2015, le film allemand le plus populaire - Va te faire foutre, Goethe 2 - a vendu 7,5 millions de billets et encaissé des profits de plus de 70 millions. La première mouture de Va te faire foutre, Goethe en avait fait autant deux ans plus tôt.

25 % : Part occupée par le cinéma allemand sur son marché intérieur, selon Screen Daily.

Sur les 11 films allemands de l'an passé, 8 ont attiré plus d'un million de spectateurs, de quoi faire saliver bien des distributeurs et propriétaires de salles.

Sauf que le milieu du cinéma allemand n'est pas nécessairement heureux ni fier du succès de films qui, la plupart du temps, donnent dans la grosse comédie bavaroise. Même que le milieu s'en plaint amèrement, notamment parce que ce succès se fait au détriment d'un cinéma d'auteur allemand qui a déjà connu son heure de gloire.

Comment oublier l'âge d'or du nouveau cinéma allemand qui, dans les années 80, nous a fait découvrir le talent éblouissant des Wim Wenders (Paris Texas, Les ailes du désir), Rainer Werner Fassbinder (Le mariage de Maria Braun), Werner Herzog (Fitzcarraldo) ou Margarethe von Trotta (Les années de plomb) ? Or, cet âge d'or appartient désormais au passé.

C'est quand, la dernière fois où vous avez vu un fichu bon film d'auteur allemand ? demande un journaliste de l'Exberliner. Il y a au moins 10 ans, répond-il en citant La vie des autres, gagnant de l'Oscar du meilleur film étranger en 2007.

Depuis, le cinéma allemand a, sauf exception, cessé de rayonner à l'étranger et d'être invité à Cannes ou à Venise.

En Amérique latine, la situation des cinémas nationaux ressemble davantage à la nôtre. Au Mexique, selon The Hollywood Reporter, le cinéma national n'occupe que 6 % du marché, et ce, malgré l'avènement d'une génération de puissants cinéastes comme Alejandro González Iñárritu, Guillermo del Toro et Alfonso Cuarón.

Au Mexique comme au Chili, au Brésil ou en Colombie, le cinéma américain domine et fracasse des records d'assistance. À ce chapitre, l'Argentine fait un peu cavalier seul. Le cinéma national y occupait l'an passé 13 % du marché local. Un résultat enviable, à la nuance près que c'était grâce à deux films seulement, dont The Clan, qui a fait 17 millions d'entrées domestiques et a valu un Ours d'argent au réalisateur Pablo Trapero.

Au bout du compte, l'équation est assez simple et vérifiable d'un pays à l'autre : c'est tout l'un ou tout l'autre. Soit vous remplissez les salles locales en présentant des comédies locales qui font courir les populations locales et qui vous privent d'un rayonnement international et d'une invitation à Cannes ou aux Oscars. Soit vous faites des films d'auteur denses et difficiles sur des sujets douloureux, boudés par les masses laborieuses de vos contrées mais encensés par la critique internationale et invités dans les festivals du monde.

Idéalement, un film devrait pouvoir réussir les deux, mais, dans les faits, c'est l'exception qui confirme la règle. Or, n'en déplaise à ses détracteurs, le cinéma québécois a connu au fil des ans de belles et de nombreuses exceptions. Du Déclin de l'empire américain jusqu'à Mommy en passant par Incendies, C.R.A.Z.Y., Monsieur Lazhar, Léolo ou Les invasions barbares, le cinéma québécois a souvent réussi à réconcilier les anciens et les modernes, le grand public et les publics plus pointus ou, pour paraphraser Guzzo, les St-Hubert et les Toqué !.

Dans les faits, le cinéma québécois se situe quelque part entre les deux pôles qui séparent le commerce et l'art. Et s'il est vrai que les institutions qui le financent devraient faire une meilleure part au cinéma grand public, cela ne doit pas non plus se faire au détriment du cinéma d'auteur, quitte à exiger plus d'ouverture et de générosité de la part de ses auteurs.

Tout cela pour dire que, quand on se compare, on se console. Bon Gala du cinéma québécois.