Dans la salle de cinéma, nous étions à peine une douzaine. C'était pourtant jeudi, un soir idéal pour le cinéma. Mais à Montréal, comme ailleurs en Amérique du Nord, il semble que les cinéphiles ou même les simples spectateurs n'aient pas envie de voir Steve Jobs, le film. Depuis sa sortie, le 9 octobre, quatre ans et quatre jours après la mort du fondateur d'Apple, le film est un bide. Ses recettes au guichet sont de 11 millions pour un budget de 30 millions alors que The Martian, lancé à la même date, a déjà accumulé des recettes de 170 millions.

Évidemment, Steve Jobs n'a rien d'un suspense intergalactique avec une orgie d'effets spéciaux. N'empêche. Tiré de la magnifique biographie de Walter Isaacson, le film a été produit par une équipe du tonnerre. Le scénario est du grand Aaron Sorkin (The West Wing, The Social Network). Le film est réalisé par Danny Boyle, le réalisateur de Slumdog Millionaire, et le premier rôle, refusé par Leonardo Di Caprio et Christian Bale, est tenu par le très convaincant Michael Fassbender (Shame, 12 Years a Slave).

À sa première au festival de Telluride l'été dernier, le film fut accueilli par un déluge de critiques dithyrambiques.

Alors, c'est quoi, le problème? Pourquoi les salles sont-elles vides? Pourquoi n'y a-t-il pas des files comme devant les boutiques Apple à la sortie d'un nouvel iPhone? Pourquoi le culte dont fait encore l'objet feu Steve Jobs ne précipite-t-il pas des hordes de fidèles de l'iGénération au cinéma?

Il y a plusieurs raisons, certaines étant techniques et cinématographiques. Le film est construit en trois actes, comme une pièce de théâtre. Et comme au théâtre, les personnages parlent tout le temps, et vite en plus. Le résultat est un film dont la construction sophistiquée n'a rien de linéaire et relève plutôt d'un tourbillon énergique et haletant à la Birdman. Certains spectateurs en perdent leur latin ou s'endorment à force de ne pas suivre.

Mais à mon humble avis, ce n'est pas la vraie raison qui repousse la foule ou empêche le bouche-à-oreille de faire son oeuvre.

La vraie raison, je crois, tient dans le refus des auteurs de nous offrir le portrait complaisant d'un génie. Elle tient dans leur décision de s'attarder aux échecs répétés de Jobs, plutôt qu'à ses succès, et de nous montrer à quel point sa vie ne fut pas lisse, polie et design comme les merveilleux outils de communication qu'il a imaginés.

Dans les faits, Sorkin et Boyle respectent entièrement l'esprit de la bio de Walter Isaacson, qui est tout sauf le joli compte rendu d'un gentil monsieur. La plupart du temps, le biographe campait Jobs comme un tyran, un manipulateur, un obsessif-compulsif, un être humain carencé par l'abandon de ses parents biologiques à sa naissance. Le sort que Jobs a fait subir à sa première fille Lisa, qu'il a refusé de reconnaître pendant des années même après un test de paternité concluant, en dit long sur ses faiblesses, voire sa pure méchanceté.

Mais lire à ce sujet est une chose. Le voir sur grand écran, une autre.

Sur grand écran, certains travers ne passent tout simplement pas la rampe aux yeux du public. Un peu comme si le cinéma entrait en collision avec le poids lourd du mythe et se faisait écraser par sa force de persuasion.

Ceux qui ont joué un rôle-clé dans la vie de Jobs et qui se retrouvent dans le film l'ont désavoué. Depuis Andy Hertzfeld, l'ingénieur du premier Macintosh, à John Sculley, le PDG qui a congédié Jobs de sa propre entreprise, en passant par ses amis chez Apple et sa femme Laurene, tous à l'exception de Steve Wozniak, le premier complice du visionnaire, affirment ne pas reconnaître Jobs dans ce film.

Le mythe que Jobs a lui-même créé ou, du moins, entretenu par ses méga-présentations devant des auditoriums bondés où il charmait et faisait rire tout le monde est si grand, si puissant, si ancré dans l'esprit des gens qu'il offre une âpre résistance à qui cherche à s'y attaquer.

Les gens ne veulent pas voir un Jobs imparfait, faillible et humain. Ils préfèrent garder l'image, aussi fausse soit-elle, d'un héros sans taches et sans failles. Et surtout, ils ne veulent pas entendre parler de ses échecs. Pourtant, les échecs de Jobs sont à la source même de ses réussites. Toutes les extraordinaires bébelles qu'il a inventées (avec l'aide de ses amis) et qui ont changé à jamais notre façon de communiquer, d'écouter de la musique, de nous informer ou de consommer de la fiction, toutes sont nées de ses échecs.

La notion d'échec est capitale pour comprendre la révolution réalisée par Steve Jobs. Grâce à Jobs, cette notion s'est répandue et est même devenue la condition sine qua non qui donne de la légitimité aux jeunes entreprises. Dans le milieu des nouvelles technologies, si vous n'avez pas connu quelques échecs, vous n'êtes pas pris au sérieux. C'est ça aussi, l'héritage de Steve Jobs, et c'est pour cette raison que ce film est aussi inspirant qu'il est brillant. On y perd peut-être quelques illusions, mais leur perte vaut amplement ce qu'on y gagne dans la compréhension de Steve Jobs. Oui, il était un génie, mais non, il n'était pas parfait. Le reconnaître ne nous fait pas moins l'aimer. Au contraire.