La première fois que j'ai entendu parler du Festival des films de Toronto (TIFF), ce n'était pas au Windsor Arms Hotel où le festival a été fondé, en 1976. C'était plutôt sur la terrasse du Majestic, à Cannes.

C'est là que j'ai rencontré pour la première fois Helga Stephenson, qui fut la directrice du festival pendant 17 ans. Elle était accompagnée du regretté critique de cinéma Jay Scott et m'a demandé joyeusement quand j'avais l'intention de venir à son festival. La vérité est que je n'avais nullement l'intention d'y aller, car j'étais déjà suffisamment occupée avec le Festival des films du monde (FFM) qui avait démarré en lion un an après le TIFF. Et puis, pourquoi aller à Toronto voir un paquet de films qui avaient déjà été présentés à Cannes ou alors un paquet de gros films américains qui seraient tous éventuellement lancés à Montréal?

Les premières années du Festival of Festivals (telle était son appellation jusqu'en 1994) furent difficiles. Les invités de marque étaient rares. Les représentants des studios américains, qui y deviendraient un jour les rois, se méfiaient de l'évènement et le boudaient. Et puis, ni les cinéastes ni les journalistes n'avaient particulièrement envie de fêter le cinéma dans une ville qui roulait ses trottoirs de bonne heure et dont la vie nocturne avait la réputation d'être aussi palpitante qu'une partie de bridge dans un presbytère janséniste.

Mais Helga et sa bande étaient déterminées à faire de leur festival un évènement excitant, marquant et incontournable. Et à force de persuasion et de travail, les organisateurs du TIFF ont réussi à faire d'un petit festival quasi paroissial et sans réels atouts le deuxième festival du monde après Cannes. Le deuxième! Rien de moins.

À partir du milieu des années 80, avec la formule des hommages rendus à de grands noms du cinéma comme Martin Scorsese ou Warren Beatty, le festival s'est mis à décoller et à devenir un acteur important sur l'échiquier cinématographique mondial.

Vu de Montréal, le scepticisme était de mise jusqu'au jour où un phénomène étrange s'est produit: les producteurs, cinéastes et acteurs français qui avaient fait du FFM leur escale obligatoire en Amérique se sont mis à le déserter. Et à migrer massivement vers le festival de Toronto.

Jean-Jacques Beineix a déjà raconté que c'est le festival de Toronto qui l'a mis au monde en présentant la première nord-américaine de Diva en 1981. Après Beineix, le déluge: un déluge français, mais aussi de plus en plus américain, les multinationales ayant décidé de faire du festival torontois le tremplin pour la course aux Oscars. C'est à Toronto qu'ont été lancés plusieurs films non seulement «oscarisables», mais aussi «oscarisés», comme Chariots of Fire (1981), American Beauty (1999), Slumdog Millionnaire (2008) et des dizaines d'autres.

La bête a grossi, grossi et, forte de son succès et de son rayonnement, elle s'est mise à avoir des exigences pour rester au sommet de la pyramide et neutraliser la concurrence grandissante des festivals de Sundance, Telluride, Venise et New York.

L'an passé, un sommet d'absurdité a été atteint lorsque la direction du TIFF a exigé des premières mondiales pendant les quatre premiers jours du festival. Les producteurs qui voulaient une place de choix au TIFF étaient forcés de lui accorder la primeur et l'exclusivité. Certains ont préféré passer leur tour. C'est ainsi que, pour une rare fois dans l'histoire du TIFF, le film qui a remporté l'Oscar du meilleur film de l'année, Birdman, a été présenté à Venise plutôt qu'à Toronto. Idem pour les grands succès du cinéma indépendant de l'an passé comme Boyhood, Whiplash, Inherent Vice, Wild ou même Unbroken d'Angelina Jolie.

Au lieu de s'en soucier, la direction du festival a plutôt choisi de miser sur The Imitation Game, convaincue de sa victoire aux Oscars. Il n'en fut rien. Pour une fois depuis sa fulgurante ascension, le TIFF n'était plus dans le coup et ce fut pour ses organisateurs, même s'ils ne l'ont pas avoué, un dur coup. Tellement dur que la nouvelle exigence de la primeur mondiale a été abandonnée. Pour ses 40 ans, le TIFF fera contre mauvaise fortune, bon coeur, en acceptant les films en primeur mondiale ou non.

Quarante ans ont passé. Quarante belles années de nuits folles, de films inspirants, mais aussi de millions dépensés pour entretenir la bête - surtout la bête américaine - pour l'attirer en jet privé, la balader en limousine, lui dérouler le tapis rouge et acheter en quelque sorte sa fidélité.

En même temps, la planète cinéma a bien changé depuis les débuts du festival au Windsor Arms Hotel, dans les années 70. Il y a 10 fois plus de festivals de cinéma qu'à l'époque et la compétition est féroce. Mais le TIFF a toujours eu de bons réflexes. Au moindre nuage, les organisateurs du TIFF ont réagi vite pour corriger le tir et éviter que les choses se gâtent et atteignent un point de non-retour. C'est ainsi que les 40 premières années ont été marquées par une ascension fulgurante. La suite du film devrait être à la hauteur.