Tous les jours depuis plusieurs mois, Éric Daudelin, l'aîné des cinq enfants du sculpteur Charles Daudelin, se pose la même question : que ferait Charles ? La question porte sur un sujet précis : l'Agora, la place publique conçue par Charles Daudelin (avec l'architecte Gordon Edwards) et faisant partie des trois îlots qui recouvrent l'autoroute Ville-Marie et constituent le square Viger.

Inaugurée en 1984, l'Agora est aujourd'hui menacée de destruction pure et simple par l'administration Coderre. « Menacée » est un euphémisme.

À la mi-juin, Richard Bergeron a présidé une assemblée houleuse où il a présenté son projet de destruction. Pour la modique somme de 28,3 millions, Bergeron veut faire table rase de l'Agora et remplacer cette oeuvre patrimoniale par un aménagement de type banlieue aussi invitant qu'un stationnement de Walmart.

Malgré les vives protestations des architectes, urbanistes et designers de renom présents ce soir-là, Bergeron a répété que sa décision était prise. Lundi dernier, en annonçant la rénovation de l'auditorium de Verdun au coût de 26 millions, le maire Coderre a cloué le cercueil de l'Agora, confirmant son intention de la « scrapper », un mot que je n'utilise pas innocemment.

Malgré ces menaces, la campagne pour sauver l'Agora, lancée par le clan Daudelin sur la page Facebook « Square Viger de Montréal », continue.

Récemment, la famille a reçu un sérieux coup de pouce de quatre musées montréalais. De concert avec Notre Dame du Patrimoine, Phyllis Lambert elle-même, Nathalie Bondil du MBAM, Suzanne Sauvage du musée McCord, John Zeppetelli du MAC et Pierre Wilson du Musée des maîtres et artisans du Québec ont uni leurs voix pour la sauvegarde de ce qu'ils décrivent comme une « réalisation majeure de l'un des pionniers modernes de l'intégration de l'art à l'architecture ».

En prenant connaissance de leur lettre, j'ai pensé au maire Coderre, grand habitué des bals de ces différents musées où il ne manque pas de se vanter de son amour inconditionnel de l'art. Autant dire que s'il veut continuer à briller à la table d'honneur de ces bals, il aurait intérêt à prendre au sérieux les protestations de leurs directeurs.

Et puis, j'ai pensé à Charles Daudelin lui-même, mort en 2001 et n'ayant jamais vu de son vivant la Ville tenir ses promesses d'entretenir la place, préférant l'abandonner aux seringues, aux papiers gras et aux chiens sans médaille.

En 1994, 10 ans après l'inauguration de l'Agora, j'en avais fait le tour avec Daudelin lui-même. J'avais été à même de constater à quel point la désolation de ces lieux, qu'il avait imaginés verts, vivants et animés, le blessait en plein coeur.

À cette époque-là, Daudelin allait encore régulièrement faire un tour à l'Agora dans l'espoir d'y voir des changements. En vain. Vingt ans plus tard, son fils Éric, peintre et sculpteur lui aussi, a pris le relais. Deux ou trois fois par semaine, il va prendre des photos, jaser avec les itinérants et étudier la configuration de la place pour imaginer d'autres options que sa destruction. Et Dieu sait s'il s'y connaît. C'est Éric lui-même qui a dessiné les plans de l'Agora pour son père et qui allait les porter chez SNC-Lavalin.

Il me rappelle que bien avant l'avènement des toits verts, son père avait, en véritable précurseur, imaginé des jardins suspendus. Au total, 5000 pieds carrés de végétation luxuriante devaient cascader ou orner les toits des 22 pergolas.

« Ainsi végétalisées, les structures surélevées de béton prenaient tout leur sens. Elles compensaient le manque de verdure au sol et permettaient d'obtenir de vastes zones ombragées à l'abri du soleil », note-t-il, ajoutant que « 65 % de la surface d'Agora se trouve collée à la dalle de l'autoroute, éliminant dès le départ la possibilité d'y planter des arbres, étant donné l'absence de terre dont ils auraient besoin ».

En 1987, seulement trois ans après l'inauguration de l'Agora, Charles Daudelin a cédé les droits de son oeuvre à la Ville contre la promesse qu'elle en préviendrait la détérioration. Le maire Bourque s'est même engagé à arroser et à refleurir l'Agora. Au lieu de quoi il a envoyé une armée de peintres pour repeindre un mur turquoise, puis plus rien. La fontaine, le Mastodo, conçue comme une horloge marine, s'est détraquée et n'a jamais été réparée. La végétation des pergolas, faute de soins, s'est desséchée et les itinérants attirés dans le coin à cause des services fournis par l'hôpital Saint-Luc, l'Accueil Bonneau ou Cactus, y ont pris racine. Et ce qui devait être un haut lieu de la vie urbaine est devenu un dépotoir de misère humaine.

Mais tout n'est pas perdu, surtout avec l'ouverture du CHUM. Éric Daudelin est convaincu qu'il y a moyen de faire revivre l'Agora et de la rendre sécuritaire et conviviale. Il suffirait d'abattre les murs qui la cernent, d'aplanir le dénivellement entre la place et la rue, d'ouvrir ou d'ajourer les toits des pergolas pour que l'Agora n'ait plus cet aspect sinistre de bunker, qu'elle revienne à la vie et attire des commerçants qui y feraient pousser cafés et bistrots, comme l'avait imaginé Charles Daudelin.

Un tel réaménagement ferait économiser des millions à la Ville. Mais surtout, il éviterait à l'administration Coderre de se bâtir une réputation d'administration barbare et lui permettrait de s'élever au-dessus de la barbarie du maire Labeaume qui a récemment ordonné que la sculpture du plasticien français Jean-Pierre Raynaud, offerte par la Ville de Paris en 1987 à Québec, soit violemment pulvérisée par les pics des démolisseurs.

Lundi, en annonçant la cure de rajeunissement de l'auditorium de Verdun, le maire Coderre a déclaré, et je cite : « Scrapper tout ça aurait été une erreur monumentale. » Sachez, Monsieur le Maire, que scrapper l'Agora de Charles Daudelin le sera encore davantage.

Sur ce, chers lecteurs, je prends le large pour quelques semaines. Je ne suis pas une adepte de la pensée magique, mais, à mon retour à la mi-août, j'espère de tout coeur que l'Agora aura été sauvée.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

En 1987, seulement trois ans après l’inauguration de l’Agora, Charles Daudelin a cédé les droits de son œuvre à la Ville contre la promesse qu’elle en préviendrait la détérioration.