Si je me souviens de Bruce Jenner aux Olympiques de Montréal ? Je ne me souviens que de lui ! Tellement beau, avec ses traits fins, ses cheveux cendrés et son corps de dieu grec sculpté dans le marbre. Comme des dizaines de filles de l'époque, je fantasmais sur Bruce Jenner.

Ma fascination dura quelques années et puis, un jour, j'ai fini par oublier Bruce Jenner ou, du moins, par le remplacer au rayon des fantasmes par George Clooney. De sorte qu'en apprenant que Bruce était devenu la belle et sexy Caitlyn en vitrine sur le site du magazine Vanity Fair, je n'ai pas été choquée. Je n'ai pas pleuré mon dieu grec perdu non plus. J'étais contente pour lui, pour elle. Pour nous tous, alouette !

J'ai aimé que dans la première d'une longue suite d'entrevues, Caitlyn Jenner ne piétine pas le passé en minimisant sa victoire olympique aux Jeux de Montréal en 1976. J'ai aimé qu'elle insiste sur le fait qu'elle était très fière de cette médaille d'or. J'ai trouvé très pertinent de sa part qu'elle ajoute que ce n'est pas seulement Bruce Jenner l'athlète qui a remporté cette médaille en décathlon. C'est aussi Bruce l'enfant souffrant de dyslexie et Bruce le jeune homme affligé par la dysphorie de genre. 

Bruce l'athlète n'aurait probablement pas réussi cet exploit s'il n'avait pas compensé ses failles et son mal de vivre en s'entraînant 10 fois plus intensément que les autres, a dit Caitlyn.

Elle a entièrement raison. Ce sont en effet bien plus nos failles que nos qualités qui nous motivent et nous font avancer. Pourtant, Caitlyn m'a déçue en ajoutant que le plus grand jour de sa vie, elle ne l'a pas vécu dans l'ivresse de la victoire au Stade olympique de Montréal, mais dans la vanité d'une séance de photo avec Annie Leibovitz pour la couverture du Vanity Fair de juillet. Comme si ces deux événements - l'un collectif, l'autre un brin narcissique - étaient comparables !

Toute la semaine, les commentateurs d'ici et d'ailleurs ont applaudi le grand courage de Caitlyn Jenner, affirmant que son exemple allait aider la cause universelle des transgenres et sauver des vies. C'est en partie vrai. Des milliers, voire des millions, de transgenres - jeunes et vieux, en transition ou encore clandestins - ont dû ressentir une grande fierté en découvrant la première transgenre à faire la couverture de Vanity Fair. Un petit pas pour l'homme, mais un grand pas pour la transidentité.

Désormais, grâce à Caitlyn, la réalité des transgenres, difficile à comprendre ou carrément à accepter par les éléments les plus conservateurs de la société, est devenue plausible, légitime, acceptable. En plein le genre de modèle qui aide à vivre.

L'ennui avec ce modèle, c'est qu'il est fabriqué de toutes pièces par la machine hollywoodienne. L'ennui, c'est que l'image polie et léchée de Caitlyn, une image mise en scène puis retouchée 10 fois plutôt qu'une, n'a aucun rapport avec la réalité. Je parle de la réalité du transgenre ordinaire de 65 ans, qui n'est pas millionnaire, qui ne vit pas dans les hauteurs de Malibu, qui ne voyage pas en jet privé et qui n'a pas les moyens de se payer des heures de chirurgie plastique et de maquillage ni des bustiers de satin coûtant la peau des fesses.

À plusieurs reprises, Caitlyn Jenner a répété qu'elle était libérée d'un immense poids depuis qu'elle avait cessé de vivre dans le mensonge. Mais en réalité, Caitlyn est entrée dans une autre forme de mensonge : le mensonge de l'image retouchée, mais aussi celui, plus dangereux, de la fin heureuse à la Disney.

Ce n'est pas vrai que changer de genre et de sexe règle tous les problèmes. De nouveaux problèmes surgissent parfois, encore plus douloureux que les premiers. Il faut lire à ce sujet la chronique de mon camarade Hugo Dumas sur la triste histoire de Stéphane St-Denis, scripteur brillant et prospère qui a tout perdu et vit de l'aide sociale depuis qu'il est devenu Huguette St-Denis. Je soupçonne son histoire d'être plus répandue qu'exceptionnelle.

Combien de transgenres vivant dans la pauvreté, le rejet et la misère sexuelle pour une Caitlyn comblée ? Combien de transgenres suicidaires et en dépression pour une Caitlyn qui rit de se voir si belle devant les caméras de sa future téléréalité ?

L'an passé, l'Institut Williams de UCLA, en Californie, a sondé plus de 6000 transgenres vivant aux États-Unis. L'étude a conclu que 41 % de la population transgenre américaine avait fait une tentative de suicide. Près de la moitié ! C'est énorme !

Est-ce que l'exemple de Caitlyn réussira à faire baisser ce pourcentage tragique ? Je le souhaite, mais pour que le miracle se produise, il faudrait que Caitlyn lâche son nouveau nombril et toute cette vaine culture de la célébrité dont elle est issue.

En 1976, Bruce Jenner était un dieu du stade qui vivait dans le mensonge et la négation d'une part de lui-même. En 2015, le dieu est devenu une déesse qui perpétue une autre forme de mensonge dans l'intimité clinquante de son stade privé. Puisse-t-elle un jour trouver la grâce d'en sortir.