La voix au bout du fil est claire comme du cristal. Ce n'est pas une voix dure, mais elle dégage beaucoup de fermeté. À l'entendre, c'est la voix d'une femme de 40 ou 50 ans qui sait ce qu'elle veut et qui sait où elle va. Iris Apfel, de Queens, New York, sait effectivement où elle va. Ou peut-être devrais-je écrire, sait «encore» où elle va.

Iris Apfel est née le 29 août 1921. C'est dire que la voix au bout du fil a 93 ans, malgré la jeunesse qui en émane. Et ne pensez pas c'est une jeunesse purement décorative masquant une femme clouée à son fauteuil roulant. Que non! 

À 93 ans, Iris, icône de la mode, mais aussi femme d'affaires, continue de voyager aux quatre coins du monde, d'être une prof invitée à la faculté des textiles de l'Université du Texas, tout en multipliant les séances photo pour les cosmétiques M.A.C, les conférences et les tournées de promo pour Iris, le dernier film du grand documentariste Albert Maysles, mort en mars.

Non seulement cette turbo nonagénaire est-elle la vedette du film lancé partout aux États-Unis et qui sort chez nous maintenant, elle est aussi l'égérie ce printemps de la designer américaine Kate Spade et du joaillier Alexis Bittar. Et surtout, c'est un peu beaucoup grâce à Iris si les femmes d'un certain âge, voire d'un âge certain, sont redevenues visibles et sexy. Grâce à Iris si l'écrivaine Joan Didion (81 ans), l'interprète et compositrice Joni Mitchell (71 ans), l'actrice Charlotte Rampling (69 ans) ont été choisies comme égéries pour de grandes marques comme Céline ou Saint Laurent.

J'ai joint Iris par téléphone cette semaine dans son appartement de Park Avenue. Elle arrivait tout juste de Palm Beach où elle vit le plus clair du temps avec son mari devenu centenaire l'an passé. Je m'attendais à ce qu'elle m'accorde cinq minutes top chrono. «Prenez le temps qu'il vous faut», a lancé gentiment celle qui gère son propre horaire sans secrétaire, assistante ou attachée de presse.

Selon plusieurs médias américains, Iris a été la pionnière de la «glamourisation» de la top modèle senior. Je lui demande si elle se sent responsable du phénomène et ce qu'elle en pense.

«Responsable, non. Moi je n'ai rien décidé, mais c'est vrai que j'ai été la première. Et bien franchement, il était temps. Comment voulez-vous vendre une robe portée par une fillette de 16 ans à une femme de 85 ans?»

Donc, tout ça, dans le fond, c'est juste une histoire pour vendre des produits aux gens du troisième âge?

«C'est pas seulement une question commerciale, répond Iris, c'est aussi une affaire de respect. Ce n'est pas parce que les gens sont âgés qu'ils doivent disparaître des affiches. Ils méritent notre respect et notre considération.»

Longtemps propriétaire d'une entreprise de textiles qu'elle a fondée avec son mari et qui fournissait en tentures et en draperies la Maison-Blanche, Iris a eu plusieurs vies. Mais c'est en 2005, à l'âge de 83 ans, qu'elle est devenue une sorte d'égérie pour le troisième âge.

Cette année-là, le Metropolitan Museum de New York a présenté une exposition de ses bijoux et de ses accessoires. Iris possède en effet une imposante collection de bijoux provenant de partout dans le monde, autant des bijoux précieux que du toc qu'elle prend un malin plaisir à mélanger.

L'expo avait pour titre: Rara Avis. Oiseau rare. La photo qui l'accompagnait donnait à elle seule envie de se précipiter au musée. On y voyait Iris avec des lunettes surdimensionnées, des «barniques» de bigleuse géante, qu'elle fut la première (même avant Denis Gagnon) à populariser.

Ces lunettes étaient parfaites pour une femme originale et excentrique, qui n'a jamais évité les couleurs criardes, les tenues folles ou les accessoires loufoques. Intrépide, audacieuse, n'ayant pas peur de l'excès ni de l'exagération, Iris a travaillé très fort pour créer son style et travaille encore très fort pour le maintenir. Elle me le rappelle d'ailleurs lorsque je lui demande quel est le secret de son éternelle jeunesse.

«Il n'y a pas de secret, dit-elle. Je suis qui je suis: un esprit libre. Mais ne vous méprenez pas, tout ça c'est du travail et de l'effort. Vous ne pouvez pas passer la journée assis sur votre derrière et penser que tout va arriver par magie. Tout est une question d'attitude. Pour être intéressant, il faut s'intéresser, et moi je m'intéresse à tout.»

La légende urbaine veut qu'Iris ait été une grande amie du documentariste Albert Maylses, qui a réalisé une trentaine de documentaires, dont le célèbre Gimme Shelter sur le funeste concert des Stones à Altamont. Mais dans les faits, Iris et Albert étaient de purs étrangers, mis en contact par une amie commune.

«Au départ, je ne voulais rien savoir du projet. Je n'ai pas des problèmes d'ego. Je n'avais pas besoin qu'on tourne un film sur moi.Des amis m'ont traitée de folle. Comment oses-tu refuser une telle occasion, avec un des plus grands? Leurs arguments m'ont troublée. Alors j'ai accepté d'aller rencontrer l'équipe de film dans leur studio à Harlem. Le coup de foudre a été immédiat.»

Même si Iris est amie avec le rapper Kanye West, elle n'était pas au dernier gala du Met. Cela ne l'empêche pas d'avoir une opinion sur les robes nues que portaient les Kim et JLo de ce monde. «Ce que j'en pense? Je trouve ça horrible. Porter une robe qui montre tout, c'est tuer le glamour et le mystère. Quand il n'y a plus de mystère, il n'y a plus rien.»

Avant de raccrocher, Iris m'a priée de lui envoyer la copie papier de cet article à ses deux adresses, à New York et à Palm Beach. J'ai voulu lui demander si c'était pour l'inclure dans un album qu'elle garde pour ses vieux jours. Et puis je me suis rappelé que pour Iris, les vieux jours n'existent pas et n'existeront jamais.

Iris est à l'affiche au cinéma du Parc à compter d'aujourd'hui.