Le philosophe, penseur et «designer d'anticipation» Buckminster Fuller croyait que ça prenait 50 ans: 50 ans entre l'introduction d'une idée nouvelle et son acceptation sociale et universelle. Si c'est le cas, alors, nous y sommes presque.

Dans deux ans, en 2017, tous les Montréalais de bonne volonté (et même ceux de mauvaise foi) devraient voir la lumière et enfin comprendre que Montréal possède depuis 50 ans un édifice iconique aussi important que la tour Eiffel et aussi signifiant (du moins pour l'avenir de la planète) que la statue de la Liberté.

Je parle de la Biosphère, ce dôme géodésique conçu par Buckminster Fuller et qui abrita le pavillon des États-Unis à l'Expo 67.

Je parle de cette merveilleuse, fabuleuse et unique bulle futuriste dont la rondeur parfaite suggère un ballon géant tombé du ciel ou une navette spatiale posée au milieu d'une île verdoyante.

Je parle d'un musée de l'Environnement, offert à la Ville de Montréal lors de son 350e anniversaire, dont le bail se termine en 2019 et qui n'a cessé de faire les frais de coupes du fédéral.

Je parle d'une formule mathématique qui a mené à la découverte de la molécule sphérique des nanotechnologies, la buckminsterfullerène, qui a valu à des chercheurs le Nobel de chimie en 1996. Je parle enfin d'un trésor esthétique, scientifique et artistique, oublié, négligé et abandonné par ses habitants, qui doivent impérativement en reprendre possession.

Notre sous-estimation de la Biosphère (à ne pas confondre avec le Biodôme) m'est apparue dans toute sa splendeur cette semaine lors du passage d'Allegra Fuller Snyder, la fille de Bucky, venue inaugurer le 2e symposium international sur les expériences immersives organisé par la Société des arts technologiques.

L'inauguration avait lieu au milieu de la Biosphère par une journée fraîche mais radieuse. Les milliers d'hexagones de cette structure autrefois recouverte de panneaux d'acrylique qui ont été la proie des flammes en 1976 scintillaient au soleil avec l'éclat des premiers jours, malgré le passage du feu et du temps.

J'étais à la fois éblouie par la beauté de la structure et contrariée par l'indifférence dans laquelle elle semble être tombée.

À l'origine, Buckminster Fuller, qualifié par certains de Léonard de Vinci du XXe siècle, avait imaginé que son dôme serait une sorte de vaisseau spatial terrestre, consacré à mesurer le métabolisme de la planète Terre et à recueillir les données sur l'état de ses éléments.

C'est dire qu'en 1967, Bucky se préoccupait déjà d'environnement et de développement durable alors que le concept existait à peine.

Le gouvernement américain, qui finançait le projet, aimait bien le dôme, un peu moins ce que Bucky voulait en faire. Au final, la Biosphère a été détournée de son projet initial pour devenir la vitrine des exploits culturels et lunaires américains.

Bucky n'a pas protesté, déjà convaincu que ça prendrait 50 ans avant que l'on comprenne où il voulait en venir. Or, nous y sommes presque, à ce fameux demi-siècle, et, pour l'instant, nous ne faisons pas vraiment honneur à ce visionnaire ni à l'inspirant cadeau qu'il a laissé aux Montréalais.

Même qu'en 2012, la Biosphère a failli fermer ses portes au public pour devenir une banale succursale des météorologues de Dorval.

Il a fallu l'appel au secours lancé par la Fondation David Suzuki pour que les autorités fédérales renoncent à leur projet. C'est sans doute ce qui a poussé feu Marcel Côté à s'intéresser à l'avenir de la Biosphère.

La veille de sa mort, l'an passé, Marcel Côté a rédigé un plan pour revaloriser la Biosphère. Il estimait qu'il fallait à tout prix profiter du 50e anniversaire d'Expo 67 (la même année que le 375e de Montréal) pour rappeler l'histoire extraordinaire de cet édifice, pour le remettre au goût du jour, mais surtout pour poursuivre l'oeuvre philosophique et écologique de Buckminster Fuller et faire en sorte que la Biosphère devienne un lieu où l'art et la science se rencontrent pour dessiner un meilleur avenir à la planète.

Marcel nous a quittés, mais son plan demeure. Il est grand temps que la Ville de Montréal et son maire s'en préoccupent. Or, pour l'instant, on a la désagréable impression que le maire n'en a que pour le 375eanniversaire de Montréal (financé par Québec) ou le 150e du Canada (financé par Ottawa) mais qu'il se fout éperdument du 50e d'Expo 67 et de ses deux principaux legs: la Biosphère et L'Homme de Calder.

Jeudi, j'ai cru un instant au miracle en recevant une convocation à une annonce importante du maire de Montréal au sujet d'un projet culturel significatif. Le feu de mon espoir s'est vite éteint lorsque j'ai pris connaissance du projet d'une banalité à faire pleurer: l'aménagement d'un parc près des installations olympiques qui sera nommé en l'honneur de la ville de Québec. Wow! Que de vision et d'imagination!

Cinquante ans plus tard, et Montréal ne semble toujours pas avoir compris qu'elle pourrait faire une différence et devenir quelque chose comme une grande ville. Cinquante ans plus tard, et la Ville tarde encore à saisir l'ampleur et l'importance de l'héritage de Bucky. Souhaitons-lui de se réveiller. Et, si possible, avant ses 400 ans.