Quand Arnaud Granata, le directeur du contenu chez Infopresse, sera vieux, il aura beaucoup de choses à raconter en se berçant, notamment qu'il a déjà passé deux semaines dans une villa dans les hauteurs de Cannes avec nulle autre que Sharon Stone.

Même qu'il l'a vue descendre en peignoir, pas maquillée, au petit déjeuner. Ou qu'il l'a surprise en sous-vêtements dans une toilette pour femmes en train de se mettre une dernière touche de mascara quelques secondes avant que les photographes du monde entier l'immortalisent sur le tapis rouge à Cannes.

Il pourra même sortir la photo pour le prouver. Et toutes les autres photos prises au Festival de Cannes entre 2002 et 2006 alors qu'il faisait partie de l'équipe de cinq personnes chargées de veiller sur le jury et surtout de l'isoler du monde entier.

Au moment où le 68e Festival bat son plein avec, pour la première fois si je ne me trompe, un membre du jury québécois en la personne de Xavier Dolan, Arnaud Granata a proposé de m'entraîner dans les coulisses non pas du jury, mais de l'État dans l'État du Festival de Cannes, un lieu aussi secret et impénétrable que le Vatican.

J'espérais des histoires croustillantes peuplées de crises de nerfs, de crises de vedettes, de jeux de coulisses et de tordage de bras pendant les délibérations. Soit j'ai une imagination trop fertile, soit Arnaud Granata, une bête de pub que l'on entend toutes les semaines chez Catherine Perrin, est un monument de discrétion et de pensée positive. Dernière hypothèse: même ceux qui s'occupent des membres du jury sont tenus loin des intrigues et des jeux de palais.

N'empêche: il y a quelque chose de franchement hallucinant dans l'aventure qu'a vécue le futur publicitaire. À l'époque, Granata avait 19 ans et étudiait en commerce à Paris. Pour boucler ses fins de mois, il vendait des sacs très chers chez Chanel. Or, c'est grâce à la filière Chanel qu'un jour il a été invité dans l'hôtel particulier d'une cliente. Celle-ci lui a fait passer une entrevue pour un poste mystérieux au Festival de Cannes.

Deux semaines avant le début du festival, qui cette année-là était présidé par David Lynch, la cliente de chez Chanel l'a rappelé. Elle voulait savoir s'il parlait l'anglais. Granata a répondu oui même si, dans les faits, il le baragouinait plus qu'il ne le parlait.

Dans le temps que ça prend pour crier ciseaux, il apprenait qu'il serait l'assistant personnel d'une star américaine et que, pour des raisons de sécurité, la star ne vivrait pas à l'hôtel comme ses camarades jurés, mais dans une villa. Et Granata, jeune blanc-bec sorti de nulle part, vivrait avec elle et partagerait son intimité pendant deux semaines! De quoi donner envie à tous les journalistes en cinéma d'abandonner le métier pour vendre des sacs Chanel!

En plus, pour cette première incursion dans le demi-monde de la divinité cannoise, Arnaud Granata a eu de la chance. Sharon Stone aurait pu être une vraie chipie. Elle fut, au dire de son assistant, une vraie soie, charmante et sympa.

Le jour de son arrivée, Granata a été chargé par le maître d'hôtel de la villa de s'informer sur ce que la star désirait pour déjeuner. Un camembert aux truffes, a répondu la belle. Or, il était passé minuit et à cette heure-là, les camemberts aux truffes ne courent pas les rues, même à Cannes. Panique!!! Pourtant, le lendemain au petit déjeuner, l'objet convoité était bien en évidence sur la table. Sharon Stone a éclaté de rire en le voyant. «It was a joke!», a-t-elle lancé à son jeune assistant, qui en rougit encore aujourd'hui.

Pour le reste, le bureau du jury était et demeure jusqu'à ce jour un endroit caché et non identifié au fond du Palais des festivals. On y accède après une enfilade de portes dérobées et de couloirs interdits, sauf aux privilégiés munis de cartes «tout accès».

Chaque jour, Xavier Dolan et ses amis jurés doivent signer une feuille de présence comme à la petite école. Chaque jour, après les projections du matin, les membres du jury se retrouvent dans une salle de 600 pi2 pour discuter des films qu'ils viennent de voir et ainsi construire, au fil de la compétition, une espèce de cohésion qui deviendra primordiale pendant les délibérations. Des fois, la discussion se prolonge au Café des Palmes, réservé strictement au jury et où bien des destins et des carrières se jouent.

Des petites heures du matin jusqu'à tard dans la nuit, l'équipe chargée du jury veille à tout, absolument tout: horaire détaillé de chaque membre expédié chaque jour dans une grosse enveloppe bleue, gestion des coiffeurs, commanditaires, gardes du corps, chauffeurs, joailliers, couturiers et compagnie.

Granata se souvient d'avoir fait la tournée des fêtes avec Tim Burton, un oiseau de nuit qui attirait à lui toutes sortes de spécimens, y compris cette fan trop enthousiaste qui s'est ruée sur le cinéaste en déchirant sa blouse. Il se souvient aussi des séances privées passé minuit qu'il réservait dans des petits cinémas de Cannes pour Quentin Tarantino, qui aurait bien passé toutes ses journées et toutes ses nuits au cinéma.

Quant à Sharon Stone, Arnaud Granata l'aurait volontiers accompagnée au bout de la nuit sur la Croisette. Manque de chance, la star n'a de sulfureux que son image. «Sharon montait les marches, faisait trois photos et, à ma grande déception, partait se coucher», raconte Granata qui, au bout de quelques années, en a eu marre du cirque de Cannes. Marre d'être disponible 24 heures sur 24, de dormir trois heures par nuit et d'être réveillé en pleine nuit par un agent américain mêlé dans ses fuseaux horaires.

Au bout de cinq ans de ce régime épuisant, Granata a rendu sa carte «tout accès». Aujourd'hui, il n'a plus ses entrées à Cannes, mais il lui reste ses souvenirs: des souvenirs cinq étoiles avec lesquels se bercer pour longtemps.