Tous les jeudis, l'habitude que je partage avec au moins 75 000 autres Montréalais est devenue un réflexe automatique. Je m'empare du dernier numéro de Voir au dépanneur comme je fume une cigarette.

J'ai retrouvé cette citation dans une ancienne chronique écrite il y a exactement 22 ans. Bien des choses ont changé depuis. Entre autres, j'ai arrêté de fumer. Je ne fréquente plus tellement les dépanneurs, mais, surtout, j'ai cessé de me précipiter les jeudis (ou plutôt un jeudi sur deux, maintenant) devant le porte-journaux de la salle de rédaction de La Presse pour m'emparer du tout dernier numéro de Voir.

Je ne sais pas exactement à quel moment la parution de Voir a cessé d'être un événement attendu, espéré, anticipé.

À quel moment je ne me suis plus inquiétée de la page couverture de Voir, de peur d'être « scoopée » ou d'avoir perdu une exclusivité culturelle aux mains d'un hebdo qui joue dans mes platebandes. 

Bref, je ne me souviens plus du moment où Voir a cessé d'être pertinent et signifiant pour la journaliste et férue de culture que je suis. Je sais seulement que l'érosion de mon intérêt a été lente, mais constante, et qu'elle a suivi la courbe déclinante et rétrécie du nombre de pages, passé de 120 dans les bonnes années à une quinzaine aujourd'hui.

Depuis quelques années, la rumeur publique voulait que l'hebdo devenu bimensuel soit à l'agonie et sur le point de fermer. Les jours ont passé sans que Voir soit mis en terre au cimetière à côté des MirrorHour et Ici

Et puis, cette semaine, on a vu le presque mort renaître de ses cendres avec l'arrivée d'un nouveau copropriétaire : l'homme d'affaires, mécène et dragon Alexandre Taillefer, qui a racheté les actions du fondateur Pierre Paquet et acquis le tiers du contrôle de Communications Voir. Les deux autres tiers restent entre les mains de Michel Fortin et d'Hugues Maillot, deux vieux routiers de l'entreprise.

Est-ce une bonne nouvelle ? Compte tenu du fait que la situation pouvait difficilement être pire, c'est une bonne nouvelle. Pour le milieu culturel. Pour Montréal et Québec aussi. Et pour le monde des médias écrits où, ces jours-ci, la pérennité n'est pas exactement de mise.

Un an avant son 30e anniversaire, Voir est toujours parmi nous. Bravo ! Mais à quel prix ? C'est la question que j'ai posée à Alexandre Taillefer, un homme - faut-il le rappeler - qui a fait fortune dans le domaine des nouvelles technologies et qui, il y a seulement quelques années, ne croyait ni à la télé ni aux médias imprimés. 

« La télé, c'était pour moi le média d'un autre siècle. Je n'y croyais plus jusqu'à ce que j'accepte de participer à l'émission Dans l'oeil du dragon. En apparaissant chaque semaine aux Dragons, je me suis rendu compte de l'impact incroyable qu'a la télé sur la notoriété. Personne ne me connaissait avant de me voir aux Dragons. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Même phénomène avec les médias écrits. Plus on parle de toi dans les journaux, plus t'es connu. C'est aussi simple que cela. Pour les annonceurs, un journal, c'est un loss leader [une vente à perte], mais, dans les faits, c'est encore la façon la plus efficace de maintenir la notoriété d'une marque. »

Au moment de la création de Voir en 1986, Taillefer n'avait que 13 ans. Il n'a pas vécu l'euphorie ni les espoirs suscités par cet hebdo qui promettait de faire la révolution, de botter le cul du journalisme traditionnel et d'ouvrir la voie à une nouvelle forme de journalisme, autant de promesses qui n'ont pas été tenues. N'empêche. Faute de révolution à faire, quel avenir attend Voir ? Selon Taillefer, il faudra rafraîchir le positionnement de l'hebdo et faire en sorte qu'il redevienne cool pour les 18-30 ans.

« C'est clair qu'au cours des prochains mois, avec la direction en place, on va réfléchir très fort aux améliorations à apporter, dit-il. Cette réflexion pourrait même aller jusqu'à la migration vers une formule mensuelle plus étoffée, avec peut-être un nouveau logo, une couverture glacée, plus d'articles et des nouveaux collaborateurs, qui sait ? Chose certaine, le principe de la gratuité demeure primordial. »

Taillefer n'écarte pas non plus un retour à la télé. Il dit avoir été déçu par la décision de Télé-Québec de mettre un terme au magazine culturel Voir pour le remplacer par Formule Diaz avec le même animateur. « Dans les faits, c'était la même émission, mais sans la marque Voir. C'est dommage. »

Pour Taillefer, le Voir de demain ne sera pas un journal de prise de position, mais un lieu de diffusion de la culture et du commerce local.

L'idée que Voir soutienne et encourage les petits artisans d'ici, du boulanger jusqu'au designer de mode, lui plaît. 

Quand il se prend à rêver en couleurs, Taillefer voit Voir devenir un modèle universel et exportable à Toronto ou New York. Mais n'allons pas trop vite. L'important, pour l'instant, c'est que le cimetière a été évité. Le pire aussi. Dans le contexte, c'est la meilleure nouvelle possible. Celle qui va enfin permettre à Voir de voir plus loin que la semaine prochaine.