Ce n'est pas une vente de feu. C'est une vente soleil: la vente du Cirque du Soleil à des intérêts chinois, mais surtout au puissant groupe d'investissement TPG Capital (Texas Pacific Group), établi à Fort Worth. Ce n'est pas une vente de feu, mais c'est quand même un peu l'équivalent d'un «coitus interruptus» entre le Cirque et la famille québécoise qui l'a mis au monde.

Guy Laliberté s'est longtemps fait un honneur de garder le plein contrôle sur son Cirque, se vantant à profusion de sa belle indépendance à l'égard des acheteurs à la Disney qui n'ont cessé de lui tourner autour.

Longtemps, son Cirque n'a pas été à vendre, jusqu'à ce que, brutalement et sans crier gare, il le soit.

On ne peut pas reprocher à un homme qui a monté un extraordinaire navire amiral des arts circassiens, mais aussi de la créativité québécoise, de vouloir quitter le bateau.

Guy Laliberté est riche à craquer, encore jeune, et donc en mesure de passer à un autre appel ou tout simplement de profiter pleinement des fruits de son dur labeur des 30 dernières années. S'il veut attendre la fin du monde avec les siens dans son île privée en Polynésie française, c'est son affaire. On ne lui fera pas la morale pour ça.

Reste qu'en tant que Québécois, c'est difficile d'accepter que ce trésor national qu'est le Cirque du Soleil, ce formidable ambassadeur de notre culture et en quelque sorte de notre identité collective, se retrouve entre des mains étrangères qui en feront Dieu sait quoi.

Pour le moment, le danger de tout perdre semble éloigné, grâce à l'implication de la Caisse de dépôt et placement, dont l'investissement, jumelé aux parts de 10 % que garderait Guy Laliberté, assure une pérennité québécoise au Cirque.

Et puis, l'arrivée de TPG dans le dossier n'est pas une mauvaise nouvelle. Ce fonds privé, le sixième en importance au monde, a la réputation de faire des miracles avec des sociétés déficitaires ou en faillite.

Tout cela en partie à cause de son cofondateur, David Bonderman, l'âme rebelle et non conventionnelle de TPG, un aventurier et presque une rock star dont le charisme n'est pas étranger à celui de Laliberté. 

Voilà, en plus, un homme qui, après des études en droit à Harvard, est allé étudier la loi islamique au Caire, dont il est devenu une sorte de sommité. Ami d'Aung San Suu Kyi comme de l'industriel indien Ratan Tata, il est reconnu pour faire les choses à sa manière. Il a pris de grands risques pour sauver Continental Airlines, Burger King, J.Crew et compagnie. 

Et outre son instinct du diable et ses capacités intellectuelles, il est aussi reconnu pour ses fêtes somptueuses. Les Rolling Stones ont chanté à son 60e anniversaire et Paul McCartney, à son 70e à Vegas.

Bref, entre les mains d'un tel homme, le Cirque est presque condamné à grandir, à prospérer et à devenir plus gros que Disney, tout cela sans trop de dégâts ni d'interférence puisque TPG n'a aucune expertise en production de spectacles et ne cherchera pas à s'en mêler comme l'aurait fait un Disney ou un Sony.

Sauf que tout n'est pas si simple.

D'abord, Bonderman va bientôt célébrer ses 73 ans. La question non réglée de sa succession en inquiète plusieurs, d'autant plus que TPG a fait récemment des investissements catastrophiques qui lui ont coûté des milliards, y compris avec l'opérateur de casinos Caesars Entertainment, qui, plombé par des dettes de 25 milliards, s'est placé sous la protection de la loi sur la faillite en janvier.

La transaction de TPG avec le Cirque du Soleil serait-elle liée à une volonté de sauver les meubles de Ceasars Entertainment? La question se pose.

Autre question intéressante: quelles mesures adoptera TPG pour améliorer le rendement et la valeur du Cirque du Soleil?

Lorsque TPG a acheté J.Crew, le PDG a été remplacé et 20 % des magasins de la chaîne ont été fermés. Évidemment, J.Crew et le Cirque n'évoluent pas dans le même univers. Mais, réalité pour réalité, on peut retirer de l'affiche des spectacles moins performants comme on ferme des magasins qui ne vendent pas assez.

Et puis, même si le siège social du Cirque demeure à Montréal, TPG peut décider d'en changer le PDG quand bon lui semblera. TPG peut aussi décider, pour des raisons pratiques et économiques, de déplacer le gros des infrastructures vouées à la création et à la production de Montréal à Las Vegas, là où le Cirque a fait ses millions.

Bref, à ce moment-ci de l'histoire, tout est possible. Et même si les apparences sont sauves, que l'implication de la Caisse de dépôt est rassurante et que le ministre Daoust est content, en réalité, on ne sait rien de cette transaction ni de ses implications pour l'avenir.

Tout ce que l'on sait avec certitude, c'est que le Cirque que nous avons connu, aimé et applaudi, celui que nous avons vu naître sur le quai de Baie-Saint-Paul, celui qui a eu sa première poussée de croissance grâce au coup de pouce d'un million et des poussières de René Lévesque, celui qui a déployé ses ailes et a connu, en notre nom et au sien, un succès planétaire, ce cirque-là n'existera bientôt plus.

Un autre le remplacera. Il ne sera ni meilleur ni pire. Il sera tout simplement différent. C'est triste, mais c'est ainsi. Toute bonne chose a une fin. Ainsi va la vie, pour ne pas dire le cirque de la vie.