Aux dires de mon camarade Claude Gingras, Valentina Lisitsa est une pianiste phénoménale, une virtuose du clavier capable, en concert, de vous river à votre fauteuil et de vous couper le souffle, ce qu'elle a fait à quelques reprises au Festival de Lanaudière et l'automne dernier au Club Musical de Québec.

C'est aussi, dans la vraie vie, une dame un peu spéciale, qui va jouer la nuit pour les sans-abri sur les pianos publics des gares à Paris où elle s'est établie récemment avec sa petite famille.

Née en Ukraine il y a un peu plus de 40 ans, elle est ce qu'on nomme une Russe ethnique. Et comme beaucoup de ses compatriotes, elle n'est pas insensible aux tragiques événements qui se déroulent en Ukraine. Non seulement n'est-elle pas insensible, elle est carrément révoltée, comme en témoignent plusieurs gazouillis sarcastiques et parfois vulgaires publiés sur son compte Twitter où elle a traité les bureaucrates ukrainiens de caca de chien et le gouvernement antirusse de Kiev, d'émule des nazis.

Ce n'est pas brillant, j'en conviens, mais ce sont SES opinions à elle et, jusqu'à preuve du contraire, elle y a droit. Enfin, c'est ce que je croyais. Mais si je me fie au précédent créé cette semaine par l'Orchestre symphonique de Toronto (TSO), Valentina n'a pas droit à ses opinions comme la plupart des gens en Occident. Le concert qu'elle devait donner cette semaine avec le TSO a été annulé précisément à cause des propos jugés offensants qu'elle a tenus sur Twitter.

C'est le PDG de l'orchestre, Jeff Melanson, qui a pris la décision, déclenchant une tempête dans le monde symphonique. Et pour cause! Depuis, je n'ai lu qu'une seule chronique qui appuyait la décision du PDG. La vaste majorité des commentateurs des médias ont décrié le dangereux précédent qui vient d'être créé et qui implique que dorénavant, les solistes auront intérêt à se taire, à n'avoir aucune opinion et à se contenter de jouer. Tais-toi et joue, voilà le nouvel adage imposé par Jeff Melanson.

Petite parenthèse au sujet de ce Gilbert Rozon des élites canadiennes: gestionnaire culturel au charisme indéniable, il a réussi à soutirer 25 millions aux conservateurs pour créer les fameux Prix du Canada, les Nobels de la culture qui n'ont jamais vu le jour. Melanson avait monté un dossier à partir d'appuis bidon du milieu culturel. Une fois révélée, la supercherie a fait dérailler le projet.

Il a été brièvement conseiller culturel du maire Rob Ford avant d'être nommé en 2012 à la présidence du Centre des arts de Banff, le plus grand centre de création et de perfectionnement artistique du Canada. Il est arrivé avec un plan de relance du tonnerre et des projets pharaoniques totalisant près de 1 milliard de dollars. Il a fait le ménage, mis une foule de gens à la porte, engagé sa propre équipe et fait rêver tout le monde avant de... démissionner de son poste, 18 mois plus tard, laissant tous ceux qu'il avait fait rêver sur le carreau.

De retour à Toronto, le nouveau divorcé a épousé l'héritière de la famille des frites McCain et pris la direction du TSO. Voilà pour la petite histoire de Jeff Melanson. Pour la grande, ce qui semble se dessiner, c'est que le PDG n'aurait pas agi par principe. Il aurait agi à la demande d'un mécène qui a menacé de retirer ses sous si l'orchestre allait de l'avant avec le concert de Valentina. C'est du moins ce que laisse entendre un article du Globe and Mail. Et bien franchement, ce n'est pas surprenant.

En principe, les mécènes donnent leur argent pour l'amour et la noblesse de l'art. En pratique, certains mécènes - pas tous, heureusement, mais certains - s'achètent non seulement des indulgences, mais un pouvoir, sur la programmation, le choix des solistes, etc. Il ne serait pas étonnant que Jeff Melanson, qui passe sa vie à flirter avec les plus grands mécènes du pays et qui en a même épousé une, ait choisi leur camp. Ou peut-être n'a-t-il pas voulu déplaire au gouvernement Harper qui défend l'Ukraine et, surtout, son électorat canadien, qui sait?

D'une manière comme de l'autre, c'est un geste de censure qui a été fait, et ce, en dépit du fait que Valentina Lisitsa ne fait pas de politique en concert et ne harangue pas son public entre deux solos de piano.

Une fois qu'une institution culturelle met le doigt dans un tel engrenage, elle emprunte un chemin glissant. Car, contrairement à la croyance populaire, les artistes et les musiciens ont des opinions, des convictions, des affinités politiques et sociales. Prenez le cas du chef d'orchestre Valery Gergiev, considéré comme un des plus grands et invité à diriger partout dans le monde. Or, le type est aussi un ami personnel de Vladimir Poutine. Selon la logique Melanson, il suffirait qu'un mécène se réveille la nuit pour haïr Poutine pour que son grand ami ne soit plus invité à diriger à Toronto. Et ainsi de suite.

Valentina Lisitsa vit dans le même monde que nous. Elle y réagit à sa manière, avec ses opinions, qu'on soit d'accord ou non. Mais ce monde-là s'arrête à la porte de la salle de concert. Valentina devrait pouvoir jouer en toute liberté, peu importe ce qu'elle pense quand elle quitte la scène pour la vie de tous les jours.