Vous souvenez-vous de Mais que lit Stephen Harper?, cette belle initiative virtuelle de Yann Martel? Entre avril 2007 et février 2011, l'écrivain a nourri un site du même nom et envoyé, toutes les deux semaines, des livres au premier ministre pour, disons, parfaire sa culture littéraire.

À force de ne jamais obtenir de réponse pendant quatre longues années, Yann Martel s'est lassé et a fini par mettre un terme à son élan épistolaire à sens unique. On ne sait toujours pas ce que lit Stephen Harper, mais on sait encore moins ce qu'il regarde à la télé. 

Chez les voisins du Sud, pourtant, tout le monde sait ce que regarde Barack Obama. Ses émissions préférées ont fait l'objet de douzaines d'articles dans les journaux. Le président américain adore les séries glauques et violentes. Games of Thrones, Boardwalk Empire, Breaking Bad, House of Cards et Homeland sont des séries qu'il apprécie et suit régulièrement. Quant à ce qu'il considère comme la meilleure série de tous les temps, il s'agit de The Wire, une oeuvre quasi sociologique sur la criminalité à Baltimore vue à travers un kaléidoscope de regards émanant autant du flic que du trafiquant, du prof que du journaliste.

À l'évidence, Barack Obama s'y connaît en séries télé. On aimerait pouvoir en dire autant de notre premier ministre si seulement on savait ce qu'il regarde dans l'intimité de sa salle de télévision. Or, pas un seul mot à ce sujet sur le Net ou dans les médias canadiens. Et quand j'ai posé la question à Carl Vallée, son attaché de presse, voici ce qu'il m'a répondu: «Je peux vous confirmer que le premier ministre écoute régulièrement la télévision en français. Je n'entrerai cependant pas dans les détails des programmes qu'il regarde parce que cela concerne sa vie privée.»

Autant dire que cette réponse officielle ne m'a pas convaincue de grand-chose, sinon que Stephen Harper ne lit pas plus qu'il ne regarde la télévision.

Hormis la visite que le premier ministre a faite avec sa fille sur le plateau de la série canadienne Murdoch's Mystery il y a quelques années, on a l'impression que Stephen Harper ne sait peut-être même pas que la télé existe: du moins la télé canadienne. Sinon, pourquoi aurait-il permis (dicté?) au CRTC d'implanter coup sur coup, en quelques jours, deux mesures qui vont grandement influencer l'avenir de notre télé? Et pas pour le mieux, si je me fie à la réaction de la vaste majorité de ses artisans.

Au Québec, en tout cas, je n'ai vu personne du milieu de la télévision se réjouir du fait que les quotas de contenu canadien ont rétréci au lavage. Désormais, les diffuseurs n'ont plus à en tenir compte pendant la journée. Aux heures de pointe, entre 18h et 23h, par contre, les quotas sont maintenus et les diffuseurs doivent présenter au moins 50% de contenu canadien. Mince consolation pour les membres de l'UDA et de l'ADISQ tout comme pour les auteurs, réalisateurs et producteurs québécois, qui estiment que les mesures vont fragiliser les entreprises, diminuer le volume de production et, finalement, l'offre francophone.

J'aurais tendance à leur donner raison. Les émissions de jour chez nous sont un peu la vache à lait de la production télévisuelle. Elles coûtent moins cher à produire, font rouler la machine et permettent en fin de compte la production de séries de qualité comme Unité 9, 19-2 ou Série noire. Mais si tous les diffuseurs d'ici, libérés de l'obligation des quotas de jour, se mettent à programmer des soaps américains qui leur ont coûté une bouchée de pain, ce sera une bouchée en moins pour les producteurs locaux. Et ultimement - pas demain matin ni même le mois prochain, mais ultimement -, la machine de production locale diminuera et aura de moins en moins d'argent pour des séries de qualité.

La qualité, c'était pourtant le but que visait le président du CRTC, qui cite régulièrement comme modèles des émissions à succès danoises comme Borgen et The Killing. «S'ils sont capables de produire des séries d'envergure internationale, pourquoi pas nous?» a-t-il demandé. Je lui conseille fortement d'aller faire un tour au Danemark ou en Norvège, où la production télé est grassement soutenue par les gouvernements et par les redevances. Rien que pour Occupied, la nouvelle série géopolitique adaptée d'un roman de Jo Nesbo, la Norvège a investi 10 millions d'euros, soit 1 million par épisode. Chez nous, il fut un temps où une série pouvait allait chercher un budget de 800 000$ par épisode, mais ce temps-là est bel et bien révolu. Et depuis longtemps.

Quant à la télé à la carte que le CRTC nous promet pour 2016, encore une fois on peut se poser des questions. En apparence, les consommateurs vont payer pour ce qu'ils regardent et non pas pour des bouquets d'émissions avalés de force. Mais rien ne dit que ceux qui voudront seulement RDS ou une autre chaîne spécialisée populaire ne vont pas payer le triple du prix. À l'inverse, je doute que ça se bouscule au portillon pour acheter ARTV à la carte, ce qui risque d'entraîner la fin d'une chaîne culturelle francophone qui a pourtant sa raison d'être.

Ce qui nous ramène à la question: mais que regarde Stephen Harper? Des séries canadiennes? Si c'était le cas, aurait-il laissé le CRTC fragiliser leurs acquis tout en laissant un service comme Netflix s'installer au pays et cannibaliser le contenu canadien sans payer la moindre redevance? Je crois malheureusement que poser la question, c'est y répondre.