J'ai presque envie de m'excuser. M'excuser auprès des milliers de femmes qui ont été violées à la pointe d'un couteau, tassées dans un coin par un type aux mains baladeuses, tripotées par un oncle libidineux. Pourquoi m'excuser? Parce qu'il ne m'est rien arrivé. Rien. Je n'ai pas été violée. Pas subi d'agression sexuelle ni d'attouchements. Jamais.

Je n'ai aucun souvenir d'un moment dans ma vie où un homme, connu ou inconnu, a forcé mon intimité et m'a obligée à faire des gestes contre mon gré. Et ce n'est pas parce que je suis amnésique ou que je refoule quoi que ce soit. J'appartiens à l'autre volet des statistiques: celle des deux sur trois, épargnées par la vie.

À part le regard concupiscent d'un ouvrier de la chaussée qui m'avait précipitée affolée dans les jupes de ma mère à l'âge de 10 ans, à part, quelques années plus tard, le spectacle grotesque d'un type surgi d'un buisson les culottes baissées, je n'ai pas croisé d'agresseur sur ma route.

Cela n'empêche pas que la déferlante du mouvement spontané #AgressionNonDénoncée, porté par des milliers de femmes qui prennent la parole sur la place publique pour témoigner de leurs agressions, m'interpelle. Leur nombre est stupéfiant et leur diversité encore davantage.

Il ne semble pas y avoir de profil type de la femme ou de la fille qui a été agressée. Elles viennent de tous les horizons, de toutes les couches de la société. Elles ont un certain âge ou elles sont encore dans l'adolescence. Elles sont straight, flyées, journalistes, actrices, chanteuses, secrétaires et ménagères, femmes fortes et combatives comme ma collègue Michèle Ouimet, jeunes filles en fleurs comme Léa Clermont-Dion.

Leurs histoires, quand elles les racontent, me touchent, mais elles me plongent aussi dans un certain malaise. Leur mouvement de dénonciation a pris une telle ampleur et suscite une telle adhésion que, si on ne peut y participer, faute d'histoire à raconter ou de secret à partager, on se sent laissée pour compte et presque pas normale. C'est absurde, je le sais. On a l'étrange impression que l'expérience féminine doit nécessairement passer par une agression pour être complète. Ce n'est évidemment pas le cas.

En revanche, si l'agression n'est pas universelle, la peur, elle, l'est. Et la peur, ça, je connais. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai été habitée par cette peur: la peur du grand méchant loup. La peur de se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment. La peur d'être suivie dans la rue.

J'ai toujours été une peureuse, pissou à l'os, méfiante à l'extrême, pas aventurière pour un sou. Jamais fait du pouce toute seule. Jamais partie en voyage avec seulement mon sac à dos. Le danger pour moi était partout et je faisais tout pour l'éviter. Ce qui ne veut pas dire que je ne me suis pas retrouvée dans des situations risquées qui auraient pu mal tourner. Mais rien n'est arrivé. Une bonne étoile? Une question d'attitude? Un instinct pour flairer le malheur avant qu'il n'arrive? De la chance pure? Probablement un peu de tout cela.

Mais attention: je ne suis pas en train d'écrire que les femmes qui ont été agressées l'ont cherché, appelé ou provoqué. Non, surtout pas. Je pense seulement qu'à ce rayon-là, certaines ont été protégées et d'autres pas. C'est une loterie. Le jeu inégal du hasard. Pile, tu t'en sors. Face, tu encaisses.

De là à comparer l'élan #Agression-NonDénoncée au «Manifeste des 343 salopes» qui, dans les années 70, avouaient avoir subi un avortement, il y a un pas que je refuse de franchir. Un avortement est un geste d'autodétermination. C'est une décision. Un choix. Il n'y a pas mille façons de se faire avorter. Il n'y en a qu'une. De nos jours, du moins.

En revanche, il y a mille et une formes d'agressions, de la plus banale à la plus dévastatrice. Or, j'ai de la difficulté à accepter que dans la déferlante de la dénonciation, on mette tout sur le même pied d'égalité: le viol terrible qu'a subi ma camarade Michèle Ouimet à 21 ans et le tripotage d'un type saoul et trop collant dans un party.

Ne pas faire la distinction entre ces deux expériences qui n'ont pas le même degré de violence et d'humiliation, c'est tout confondre et ce n'est rendre service à personne. Et même si le type saoul n'a pas d'affaire à envahir votre sphère intime et doit être rabroué, le mettre à égalité avec un violeur, c'est manquer de respect pour celle qui a été violée.

Mais je comprends que les femmes ont besoin de prendre la parole et de se libérer d'un lourd secret, chargé de honte et de culpabilité. Je comprends l'aspect thérapeutique de cette démarche rendue possible en grande partie par le Net. C'est d'ailleurs sur l'internet que l'affaire Ghomeshi a commencé. Et bien qu'on ne puisse pas réduire la réalité d'une agression à un clic et à un hashtag, les femmes viennent de passer un message très clair à leurs agresseurs.

Cette fois, c'est sur l'internet qu'elles les dénoncent, mais la prochaine fois, elles auront moins peur d'aller déposer une plainte. Et un jour, peut-être, que les statistiques finiront par chuter que et la vaste majorité des filles et des femmes pourront dire elles aussi: pas moi. C'est la grâce que je nous souhaite.