«Qu'elle soit artiste ou non, la femme iranienne est le symbole de la chasteté et de l'innocence.» Ainsi s'exprimait le plus sérieusement du monde, la semaine dernière, le vice-ministre iranien de la Culture. Le vice-ministre venait de prendre connaissance d'un geste, parfaitement scandaleux à ses yeux, fait sur le tapis rouge du Festival de Cannes.

L'actrice iranienne Leila Hatami, magnifique et criante de vérité dans La séparation, participait à la cérémonie d'ouverture en sa qualité de membre du jury. Arrivée au sommet des marches, elle a été accueillie par le président du festival, Gilles Jacob. Selon un rituel protocolaire occidental, vieux de plusieurs décennies, le président lui a fait une bise sur la joue, une bise chaste comme tout. Il n'en fallait pas plus pour que le vice-ministre et les ayatollahs de la morale iranienne s'emballent et déclarent, depuis Téhéran, le baiser honteux et le comportement de l'actrice, indigne.

Notez que l'actrice n'a fait que tendre la joue. Notez aussi que pendant que les autres femmes du jury avaient dénudé qui sa jambe, qui son épaule, Leila Hatami était couverte de la tête aux chevilles, ce qui lui a d'ailleurs valu une autre réprimande puisqu'elle aurait dû normalement porter une robe longue couvrant mollets, chevilles et souliers.

La réprimande m'a rappelé les propos d'Asghar Farhadi, réalisateur de La séparation, gagnant de l'Ours d'or à Berlin et de l'Oscar du meilleur film étranger en 2012. À Berlin lors d'une courte rencontre, je lui avais demandé pourquoi Leila Hatami était voilée tout au long du film, y compris dans les scènes d'intérieur alors que son personnage aurait dû normalement enlever son voile dans l'intimité de son foyer. Farhadi m'avait répondu qu'il n'avait pas le choix. Soit il voilait les actrices dans ses films, soit il ne tournait pas de films.

«Un jour, par souci de réalisme et d'authenticité, les femmes dans mes films ne porteront pas le voile à l'intérieur, mais c'est pas demain le jour», m'avait confié le cinéaste qui, depuis, a effectivement tourné un film sans femmes voilées. Mais pas en Iran. En France.

En 2010, le Festival de Cannes, tout comme celui de Berlin, a fait grand cas de la peine imposée par les autorités iraniennes au cinéaste Jafar Panahi. Sous prétexte que le cinéaste avait trahi son pays en voulant faire un film sur les émeutes de 2009, il a été condamné à six ans de prison. Il a aussi perdu le droit de voyager et de tourner des films pendant 20 ans.

Des bannières demandant sa libération ont été déployées sur la Croisette. Une chaise vide laissée en permanence au milieu des membres du jury, à Cannes comme à Berlin, a rappelé quotidiennement le sort injuste réservé au cinéaste. Les intellectuels français mobilisés par Bernard-Henri Lévy ont mené une charge virulente contre le régime iranien. Les cinéastes américains ont suivi la vague avec une pétition signée par une vingtaine d'entre eux, dont Francis Ford Coppola, Steven Spielberg, les frères Coen, Robert De Niro et Michael Moore. Même le FFM avait ajouté son grain de sel dans le concert de protestations. C'était il y a quatre ans.

Depuis? Rien. Jafar Panahi est toujours assigné à résidence et enfermé chez lui. Et s'il a réussi à tourner deux semblants de films passés en contrebande et projetés dans les festivals, sa carrière de cinéaste semble pratiquement terminée. Quant aux autres grands cinéastes iraniens, ils vivent en exil, comme Mohsen Makhmalbaf, ou alors tournent leurs films à l'étranger.

C'est tout ce beau gâchis qu'a fait resurgir le scandale suscité par le baiser de Leila. Tous ces talents muselés, réprimés ou carrément réduits en poussière par des autorités intransigeantes, antidémocratiques, qui, en vertu d'une loi islamique implantée en 1979, interdisent aux femmes d'avoir tout contact physique avec un homme étranger ou leur imposent des amendes dans les rues quand elles sont jugées mal voilées.

En septembre dernier, la réouverture de la Maison du cinéma à Téhéran par le nouveau régime avait fait renaître un certain espoir. Mais l'affaire du baiser l'a éteint.

Et le plus triste, c'est que personne ne s'est levé pour dénoncer l'absurdité de la charge contre Leila Hatami. Gilles Jacob s'est contenté d'envoyer deux petits tweets à ce sujet. Le premier pour annoncer que cette polémique basée sur une coutume en Occident n'avait pas lieu d'être. Le deuxième pour affirmer qu'il était l'instigateur de la bise.

Pour le reste, le message qu'on a envoyé aux Iraniennes, c'est qu'elles n'ont qu'à bien se tenir et à se montrer chastes et innocentes. Pour cela, elles gagneront le droit de rester voilées jusqu'à la fin des temps...