Le monde de la haute couture française est un monde chic, snob et sélect, fait de tissus rares et précieux et de marques éternelles comme Chanel, Dior, Givenchy et Saint Laurent. N'y entre pas qui veut.

Pourtant, le 24 janvier dernier, les portes de la haute couture se sont ouvertes comme par enchantement pour laisser entrer un mutant: Rad Hourani, 31 ans, Jordanien de naissance, Montréalais d'adoption, premier designer canadien, mais surtout premier designer unisexe, à être invité par la Chambre syndicale de la haute couture française à devenir membre et à y présenter sa collection. C'est Sydney Toledano, PDG de la Maison Dior, qui l'a parrainé. Rien de moins.

Ce jour-là, un gros coup de tonnerre a retenti dans le monde de la mode. Cela tombait bien. Rad veut dire «tonnerre», en arabe.

Pourtant, lorsque je rencontre ce fils prodige dans une des salles du Centre Phi, où se tient l'expo Rad Hourani sous toutes ses coutures, rien n'évoque le tonnerre ou l'orage chez ce jeune homme discret et timide, qui parle parfois d'une voix à peine audible.

Mince comme un fil, mesurant autour de 6 pi, flottant dans ses vestons unisexes, coupés au couteau et sans coutures, le visage tout en angles, Rad Hourani est un drôle d'oiseau.

Même si c'est la mode qui l'a mis au monde, il est avant tout un artiste intéressé par toutes les formes d'expression, autant l'architecture que la photo, la vidéo, les installations et le cinéma.

Obsédé par l'esthétisme et animé par un sens minutieux du détail, celui qui a été styliste pendant cinq ans pour Denis Gagnon rêve d'un monde sans limites. Un monde sans âge, sans sexe et sans religion, où les êtres humains ne seraient pas semblables, mais distincts, différents et uniques.

Sa philosophie est largement inspirée de l'individualisme radical ou égoïsme rationnel prôné par l'écrivaine juive et athée Ayn Rand, auteure du célèbre roman The Fountainhead (La source vive).

Lorsque je lui demande d'où vient cette singularité qui l'habite et qui transpire dans tout ce qu'il fait, il laisse d'ailleurs tomber le nom d'Ayn Rand, qui rejetait la foi et la religion et qui est aujourd'hui perçue comme l'égérie de la droite libertarienne américaine.

«J'ai eu la chance de vivre et de connaître plusieurs traditions et plusieurs cultures et de vouloir, à un certain moment de ma vie, tout effacer pour construire quelque chose de nouveau aux formes pures», raconte Rad.

Il affirme avoir eu sa première révélation à bord d'un avion qui transportait des gens de toutes les nationalités et de toutes les religions. «C'est en observant les passagers autour de moi que le déclic s'est produit et que j'ai compris que nous étions tous plus grands que la religion», dit-il.

Sa deuxième révélation s'est produite à Paris, où Rad est parti vivre à 22 ans après une attaque qui a paralysé son père. «Chaque fois que j'entrais dans une boutique pour acheter un vêtement, il y avait toujours quelque chose qui manquait. La taille était trop grande ou trop petite. Il y avait trop de coutures. J'ai commencé à prendre des notes et à imaginer un vêtement idéal.»

Né en Jordanie en 1982, Rad est le deuxième fils des six enfants Hourani. Sa mère est d'origine syrienne, et son père jordanien, ex-étudiant de McGill, a dirigé le ministère de l'Agriculture sous le régime Hussein. Rad a grandi dans un quartier ouvert et chrétien de Haman, en jouant avec des Barbies jordaniennes qui, à l'entendre, sont semblables à toutes les Barbies du monde.

La famille a quitté la Jordanie peu après la mort de Hussein et s'est installée à Saint-Laurent. Rad avait 16 ans et ne parlait pas un traître mot de français. Céline Portelance, prof de français à l'école secondaire Saint-Laurent, l'a sauvé du déluge et en a fait son meilleur élève. Autant la Jordanie l'a marqué pendant l'enfance, autant Montréal sera formateur pour l'adolescent en herbe.

«C'est à Montréal que j'ai eu la permission de devenir qui je voulais être, dit-il. Ici, rien ne paraissait impossible. J'y ai appris à me connaître et à me construire en tant qu'adulte.»

Rad Hourani n'a pas été particulièrement marqué par le nationalisme québécois qui, à la fin des années 90, n'était pas précisément à son apogée. En revanche, il dit avoir été façonné par les valeurs québécoises.

Lesquelles? «La qualité de la vie, le confort de la personne, le respect de l'autre, l'ouverture, dit-il. Je ne crois pas du tout au nationalisme, mais je crois beaucoup à l'énergie et à l'âme d'une ville comme Montréal.»

Rad vit aujourd'hui à Paris, mais toute sa famille est à Montréal. Et s'il a ouvert un atelier de haute couture dans la Ville lumière, son atelier de prêt-à-porter, qui emploie une cinquantaine de personnes, demeure à Montréal. Lorsqu'il revient en ville, c'est pour le travail, mais aussi pour voir ses amis, notamment la designer Renata Morales ou le chanteur Pierre Lapointe qui, dans le cadre de l'expo du Centre Phi, présentera le 14 novembre un concert inédit au piano, entouré de quatre écrans.

Dans cette expo éclatée qui durera tout le mois de novembre, Rad Hourani explore les multiples facettes de sa personnalité, allant du photographe au patronniste de vêtements en passant par le vidéaste et l'aspirant architecte.

Tout tourne autour du même thème: celui de la dissolution des vieux schémas au nom d'un Nouveau Monde sans âge, sans sexe, sans religion et d'une forme unificatrice et adaptable qui permet aux hommes et aux femmes d'exprimer non pas leurs conditionnements, mais leur personnalité propre.

«Dans mes vêtements comme dans tout ce que je fais, j'essaie de créer une nouvelle identité et surtout d'éliminer tout ce qui nous limite. C'est beaucoup plus que de la mode. C'est un mode de vie.»

Rad Hourani rêve de construire des maisons et de redessiner du mobilier et des objets à sa manière et à sa façon. Le monde tel qu'il est ne lui plaît pas. Autant dire qu'il travaille très fort pour le changer.

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Rad Hourani sous toutes ses coutures: Cinq ans de création unisexe, jusqu'au 30 novembre au Centre Phi.