J'avais beau être en vacances, les pieds pendant au bout du quai, j'ai pris des nouvelles du monde régulièrement. Celle qui m'a le plus étonnée n'était pas une catastrophe ferroviaire. C'était l'annonce de l'achat du Washington Post par Monsieur Amazon.com, Jeff Bezos. Et ce qui m'a le plus ahurie, c'est la réaction publique à ce mariage improbable. Une levée de boucliers? Un vent de scepticisme? Pas une minute. Une réaction enthousiaste, optimiste, jubilatoire même. Si je n'ai pas lu des dizaines de textes célébrant la transaction de 250 millions qui scelle l'union de cette grande institution journalistique avec un milliardaire libertarien, je n'en ai pas lu un seul. Pourtant...

Dès qu'on s'attarde au rapport que Bezos entretient avec les médias, l'ironie jaillit comme les flammes d'un incendie. D'ailleurs, rapport est un mot beaucoup trop fort, puisque tout au long de son ascension, Bezos a rarement accordé d'entrevues aux médias. Son département de communications est une forteresse parano où le secret est roi et les «sans commentaires», la seule réponse. Bezos n'a pas engagé des pit-bulls pour tenir les médias à distance de ses entrepôts, mais c'est tout comme. Seulement de rares reportages ont été réalisés à l'intérieur et, chaque fois, sous l'oeil d'agents de presse plus contrôlants que la police. Tous les ouvriers recrutés par Amazon.com doivent d'ailleurs à l'embauche signer une entente où ils jurent qu'ils ne parleront à personne de ce qui se passe à l'intérieur, même pas aux membres de leur famille. Bonjour la confiance.

Le seul moyen pour un journaliste d'enquêter sur Amazon.com, c'est de s'y infiltrer. C'est précisément la démarche entreprise par le journaliste français Jean-Baptiste Malet, qui à l'approche des Fêtes de 2012, s'est fait embaucher de nuit dans un entrepôt d'Amazon à Montélimar, en France. En Amazonie, paru chez Fayard en mai, raconte son calvaire.

Le portrait qu'il trace de l'entreprise qui a révolutionné le commerce en ligne, mis des millions de bébelles accessibles en un clic et tué les librairies est terrifiant. Par son ampleur, sa rapidité d'exécution érigée en religion, par l'effroyable efficacité de son organisation, la pression indue exercée sur les employés dont la cadence est contrôlée électroniquement à la seconde et dans ce que Malet qualifie d'esthétique totalitaire version Stakhanov.

Bref, on est ici dans une usine de misère (sweat shop) à la chinoise mais maquillée à l'américaine avec des slogans cool - Work hard, have fun, make History - et de la fausse bonne humeur sous forme de bonbons, de cadeaux et de coupons chez McDo. Les quarts de travail de nuit sont de 7 heures 20 minutes avec deux poses de 20 minutes dont une seule est payée. Les conditions de travail pénibles imposées au nom d'un consommateur qu'on veut servir à l'extrême sont une chose. Personne n'est obligé de travailler chez Amazon. La plupart des ouvriers qui se sont confiés au journaliste ont tous cherché à justifier leur esclavage en répétant: en ce moment, Amazon, y'a que ça!

Leurs conditions sont devenues la norme de la nouvelle économie. Mais ce qui défie l'entendement, ce sont ces immenses entrepôts comme autant de villages coupés du monde où les ouvriers cueilleurs de marchandise doivent parcourir 20 km par jour au pas de course. Où, lentement mais sûrement, à force d'épuisement, ils perdent contact avec le monde et sont encouragés, par toutes sortes d'activités de psychologie sociale, à couper leurs liens avec l'extérieur et même avec leurs proches, et à vivre en vase clos en Amazonie.

Ce qui défie l'entendement, ce sont ces kilomètres de rayonnage où tout est codé électroniquement, mais rangé dans le désordre. Ici, une édition de luxe de Voltaire voisine un slip de coton, des mangas pornos côtoient des aspirateurs, des textes extrémistes et antidémocratiques vivent au grand jour de même qu'un casse-tête de 252 morceaux du camp de concentration de Dachau, offert aux 8 ans et plus pour 24,99$, jusqu'à ce qu'il soit retiré des rayons à la suite des nombreuses protestations.

Dimanche, le New York Times consacrait le premier article un peu critique sur les façons de faire de Jeff Bezos. Les journalistes y rappelaient le bizarre incident survenu dans un entrepôt de Pennsylvanie pendant la canicule. Refusant de perdre du temps et des commandes pour installer la climatisation, les dirigeants ont plutôt organisé un parc d'ambulances à l'extérieur de l'édifice pour traiter les malaises dus à la chaleur extrême. Une quinzaine d'ouvriers ont été hospitalisés et une trentaine d'autres soignés avant que l'air conditionné soit installé.

«Il est peu probable que M. Bezos traite les reporters du Post comme il traite les ouvriers des entrepôts», écrivent les journalistes du NYT. N'empêche. La marque de commerce du Washington Post, c'est le journalisme d'enquête. Un homme qui a le culte du secret et beaucoup d'intérêts en jeu, dont des contrats avec 500 agences d'État et un nouveau contrat de 600 millions avec la CIA, sera-t-il intéressé à ce que ses journalistes enquêtent sur le gouvernement? Bob Woodward, le mythique journaliste du WP, croit que oui. Selon lui, Jeff Bezos saura être à l'écoute des besoins du client. Ne reste plus qu'à souhaiter que le client, le seul vrai patron de Jeff Bezos, ne se soit pas égaré quelque part en Amazonie.