Il est le plus connu des designers, voire le dieu du design contemporain. En un tournemain, il peut vous réinventer une brosse à dents, une chaise, un hôtel, un resto, une maison ou un sous-marin. Et pourtant Philippe Starck, 64 ans, se décrit comme gros, vieux, moche, un peu autiste, toujours absent et extrêmement chanceux d'avoir Jasmine, sa femme de 33 ans sa cadette.

C'est ainsi qu'il s'est présenté mardi lors d'une conférence échevelée, tenue au milieu des fabuleux locaux de l'Arsenal, dans le cadre du deuxième C2-MTL, une conférence internationale qui espère devenir un jour le mini-Davos de la créativité.

Que Philippe Starck soit de passage à Montréal, même pour 24 heures, est un miracle en soi, lui qui a affirmé en point de presse: «Je me fous de Montréal autant que de Paris, Londres ou Tokyo. Pour moi, les frontières n'existent plus depuis longtemps.»

Mais alors, pourquoi se taper sept heures d'avion et six heures de décalage? La réponse tient en un nom: Guy Laliberté, un ami millionnaire comme Starck en collectionne beaucoup. Certains uniquement pour leur fric; on pense à Andrey Melnichenko, l'oligarque russe pour qui il a dessiné un yacht de 300 millions d'euros. D'autres pour leurs idées, comme feu Steve Jobs, pour qui il a conçu le Vénus, un yacht en forme d'ordinateur Mac flottant, qu'il a fait saisir à la mort de Jobs pour factures impayées avant de s'entendre avec ses héritiers en décembre.

Tout cela pour dire que Montréal et C2-MTL doivent une fière chandelle au guide du Cirque du Soleil. Sans lui, nous n'aurions pas eu le bonheur de voir Starck en vrai ni d'entendre l'insupportable et quasi incompréhensible accent qu'il a en anglais. Plusieurs fans du designer étaient d'ailleurs choqués du fait que sa conférence se déroule uniquement en anglais. Starck prétend que c'était une consigne imposée par C2-MTL. Permettez-moi de douter qu'on puisse imposer quoi que ce soit à Philippe Starck. Mais passons.

L'important, c'est que pendant 50 minutes, nous sommes allés sur la planète Starck à la rencontre d'un visionnaire et de ses 88 kilos de paradoxes. Les 88 kilos, c'est son poids officiel. Quant aux paradoxes, ce sont ceux d'un authentique homme de gauche pris dans un Occident qui carbure à l'argent et à l'inégalité sociale.

Avant qu'on lui pose la question, j'avoue que je ne comprenais pas comment un type qui s'émeut de l'humiliation de 237 millions de chômeurs, trouve l'élitisme vulgaire et nous invite à la décroissance et à consommer moins, comment ce même type peut-il dessiner un yacht de 300 millions d'euros qui croule sous le cristal de Baccarat?

Comment? «En jouant à Robin des Bois, a-t-il répondu, en prenant l'argent des riches pour le donner aux pauvres. En transformant les yachts des riches en laboratoires de recherche et en sauvant de la faillite des trésors du passé comme la maison Baccarat.»

Grâce à lui, le célèbre cristal a en effet été remis au goût du jour, et ai-je envie d'ajouter, au goût de la mafia russe.

On peut accuser Philippe Starck d'être de la gauche caviar (mais caviar d'aubergine), de radoter, de dire tout et son contraire, de s'émerveiller des vertus du nouveau iPad mini et dans le même souffle de se désoler du fait que les gens achètent sans réfléchir pour compenser leurs frustrations. Il nous reproche de ne pas reconnaître la valeur des objets et de les rendre trop vite obsolètes en oubliant que l'«obsolétisme» est de plus en plus programmé dans les objets pour que le consommateur n'ait d'autre choix que de les remplacer à la première occasion.

Mais je pardonne à Starck ses oublis et ses aveuglements volontaires. Parce qu'il a fait énormément pour la démocratisation du design, pour que la beauté ne soit pas que l'apanage d'une élite, mais accessible à tous, depuis la brosse à dents jusqu'à la chambre d'hôtel. Parce que c'est fondamentalement un honnête homme doublé d'un subversif qui a conçu la lampe Kalachnikov pour le plaisir de faire chier l'inventeur du tristement célèbre fusil. Parce que c'est un visionnaire qui chaque jour se lève pour imaginer l'avenir avant nous, et que ses émules se comptent par milliers, chez nous et ailleurs.

Nous ne pesons pas tous 88 kilos comme Philippe Starck. Mais, qu'on ne s'y trompe, ses paradoxes sont un peu, beaucoup les nôtres.