Dans la vie de tous les jours, Beyoncé Knowles est une maman attentionnée, une épouse dévouée et une citoyenne exemplaire qui paie ses impôts, donne des millions aux démunis et aux victimes d'ouragans. C'est aussi une croyante, tendance méthodiste, qui prie, va à la messe et demeure convaincue que le bien finira par triompher.

Adoubée par Michelle Obama, adulée par Bono, Stevie Wonder, Barbara Streisand et même Lady Gaga, Beyoncé pourrait être canonisée tellement elle correspond à l'image qu'on se fait d'une sainte moderne.

Mais mettez-la sur une scène et la sainte devient une furie toute en jambes, en zones érogènes et en bouts de peau dénudée, un missile de la séduction extrême, une bombe sexuelle dont les gestes suggestifs laissent peu de place à l'imagination.

Beyoncé aime croire que, sur scène, elle est une autre. Elle a d'ailleurs donné le nom de Sasha Fierce à ce double magnifié d'elle-même. Pas besoin de préciser qu'à la mi-temps du Super Bowl, Sasha était en mission commandée pour assommer les hommes de sa beauté et rendre ses soeurs, les femmes, admiratives ou alors carrément vertes de jalousie.

Car elle est trop belle, cette fille. Trop belle, trop talentueuse, trop tout en fin de compte: voix magnifique, visage angélique, body d'enfer, auteure-compositrice respectée, danseuse douée, actrice accomplie, productrice avisée, femme d'affaires à qui tout réussit. À côté d'elle, impossible de ne pas se sentir comme un pou et une ratée.

Si au moins ses détracteurs étaient nombreux. Mais non. À deux reprises seulement, quand elle a chanté au réveillon de Kadhafi en 2009 et quand elle a fait du lip sync à la cérémonie d'intronisation du président il y a quelques semaines, elle a dû essuyer des critiques.

Autrement, Beyoncé fait l'unanimité. Mieux encore: elle est considérée comme un modèle pour les jeunes femmes d'aujourd'hui. On l'étudie même à l'université. Le département d'études féministes de Rutgers, dans le New Jersey, offre depuis un an Politicizing Beyoncé («Politiser Beyoncé»), un cours qui explore des questions de race, de genre et de sexualité à travers les chansons et la carrière de Beyoncé.

«Il ne s'agit pas d'un cours sur les allégeances politiques de Beyoncé, a expliqué Kevin Allred, instigateur du cours, mais sur le contrôle créatif que Beyoncé exerce et si la trame narrative qu'elle propose verse dans les stéréotypes ou une réelle prise de pouvoir féminin.»

Émancipée ou instrumentalisée? Libérée ou asservie? En plein contrôle de sa vie ou assujettie au pouvoir de son mari? Le débat n'est pas nouveau, mais Beyoncé prend plaisir à l'attiser.

Dans les entrevues, elle n'hésite pas à se dire féministe et à revendiquer plus de pouvoir pour les femmes. Ses chansons Run the World (Girls) et Independant Women en témoignent. Sur scène, depuis 2006, elle est accompagnée par un band exclusivement féminin, les Sugar Mamas, et quand elle se lance dans ses chorégraphies intempestives, elle le fait avec une armée d'amazones.

Mais en même temps qu'elle s'affiche comme sujet, souveraine et fière, elle parade comme un objet, voire comme le joujou sexuel de ces messieurs.

Féministe, cette showgirl moulée dans le cuir ou le latex des putes et des danseuses nues? Féministe, cette épouse fidèle dont la tournée mondiale porte le titre Mrs CarterShow World Tour, en référence à son illustre mari Jay-Z, de son vrai nom Shawn Carter? Difficile de trancher, surtout quand on n'est pas dans la tête de la principale intéressée et qu'on ne connaît pas le fond de sa pensée.

Chose certaine, Beyoncé n'a pas inventé la dualité sujet/objet, ni le féminisme sexy et insolent. Beyoncé n'avait pas 3 ans quand Madonna s'est pointée sur scène en soutien-gorge et porte-jarretelles, revendiquant aussi bien une indépendance farouche qu'une sexualité ouverte et assumée.

«Madonna est une vraie féministe, a écrit Camille Paglia en 1990 dans le New York Times. Elle a montré aux jeunes femmes comment être entièrement féminines et sexuées tout en étant maîtres de leur vie. Grâce à Madonna, les filles peuvent être à la fois belles, sexy, sensuelles, énergiques, ambitieuses, agressives et drôles.»

Vingt-deux ans plus tard, Beyoncé semble avoir repris le flambeau allumé par Madonna, mais avec quelques nuances. Madonna est une individualiste qui s'est évertuée à se libérer des chaînes et des interdits imposés par la société. Beyoncé a une approche plus collective, centrée sur l'affirmation des femmes et faisant appel à leur solidarité.

Mais je persiste à croire que Madonna est la plus féministe des deux. Parce qu'elle s'est faite toute seule, par la force de sa volonté et de son ambition et sans l'aide d'un gérant Pygmalion tout puissant. Et puis Madonna n'aurait jamais donné le nom de son mari à une de ses tournées. Même pas pour rigoler.