On passe l'année à chialer contre Montréal, contre ses artères craquelées et ses cratères sans fond, contre son papy prêcheur de maire, contre ses bouchons et ses boutons en forme de cônes orange, contre ses manifestants manifestifs qui surgissent à n'importe quel coin de rue pour vous bousiller l'horaire et vous parasiter le parcours. Si l'enfer est une ville, ça doit à coup sûr être Montréal, se plaît-on à clamer.

Mais il suffit de passer quelques jours dans une autre ville pour se rendre compte, au moment le plus inattendu, de tout ce qui fait le charme, la magie, l'esprit, en un mot l'ambiance de Montréal.

C'est ce qui m'est arrivé dernièrement. J'étais assise sur un muret au beau milieu de la place David Pecaut de Toronto, une place en forme d'enclos de béton ceinturé de gratte-ciels. L'air était doux, la nuit chaude. J'attendais le début du spectacle gratuit de Rufus Wainwright. Je ne pensais à rien en particulier, sinon que s'il y avait 2000 personnes autour de moi, c'était beaucoup, ce qui en dit long sur l'instinct grégaire des Torontois, manifestement plus difficile à allumer que celui des Montréalais.

Un Torontois d'environ 55 ans s'est assis à côté de moi sur le muret et a sorti de son sac à dos un dépliant.

- C'est la programmation de Luminato? lui ai-je demandé, convaincue qu'il allait se lancer dans l'apologie de ce festival des arts créé à Toronto il y a six ans avec un budget considérable, pour combattre les effets débilitants de la crise du SRAS sur le tourisme.

- Jamais de la vie, m'a répondu le Torontois. Ça, c'est la programmation du plus grand festival de musique au monde.

- Lequel?

- Il n'y en a qu'un! Le Festival de jazz de Montréal, là où on peut boire et écouter de la bonne musique partout, là où en 20 secondes j'ai eu plus de fun qu'en 50 ans à Toronto!

Sa déclaration d'amour impromptue m'a prise de court, d'autant plus que, n'ayant pas le mot «Montréal» écrit sur le front, le type ne pouvait pas se douter d'où je venais.

Sans s'en rendre compte, ce type venait de me réconcilier avec Montréal. Mais il n'avait pas grand mérite. Suffisait de regarder autour pour constater le manque d'ambiance criant à la place David Pecaut. Rufus avait beau se démener sur scène, les gens écoutaient sagement, poliment, en jetant des coups d'oeil discrets à leur montre comme s'ils avaient hâte de partir et encore plus hâte de rentrer au bureau.

Ambiance: atmosphère matérielle ou morale qui environne une personne ou une réunion de personnes, dit le Petit Robert. Montréal a peut-être bien des défauts, mais au rayon de l'ambiance, elle n'est à nulle autre pareille. On vient de le vivre avec les FrancoFolies, qui ont connu un succès record malgré l'état d'insurrection appréhendée par le gouvernement. Et nul doute que cette ambiance continuera à répandre son miel ou son houblon sur le Festival de jazz et tous les autres qui suivront.

Certains plaideront qu'on ne construit pas une ville uniquement avec l'ambiance. C'est vrai. À Toronto, on a remplacé l'ambiance par une forêt de condos qui surgissent à tous les coins de rue du centre-ville comme autant de manifestants avec leurs chaudrons.

En principe, ces tours qui se multiplient à la vitesse grand V sont le signe d'une grande vitalité économique. En pratique, comme le raconte le magazine Toronto Life de ce mois-ci, cette vitalité a pavé la voie à un festival de murs lézardés, de balcons qui s'effritent, de vitres qui éclatent et tombent du ciel sur fond de poursuites de plusieurs millions.

Un exemple parmi tant d'autres: la tour du Festival, un mammouth de 41 étages qui abrite les locaux du TIFF ainsi que le complexe de cinéma Bell Lightbox. Entre mai et août 2011, cinq panneaux de verre de cinq balcons se sont détachés et ont chuté dans la rue. Les propriétaires, qui ont payé leurs condos entre 500 000 et deux millions de dollars, ont été privés de balcons pendant trois mois.

C'est une histoire d'horreur parmi une dizaine d'autres.

Au cours des derniers mois, Jean Charest n'a cessé de marteler que Montréal était devenu la capitale de la violence et de l'intimidation. Vrai qu'il y a eu des vitrines fracassées, des briques et des bouteilles lancées au plus fort du conflit étudiant.

Mais pendant ce temps, à Toronto la prospère, on tirait à bout portant en pleine rue. Selon les chiffres officiels de la police de Toronto, depuis le début de 2012, 123 fusillades ont éclaté, faisant 153 victimes et 14 morts. Bonjour le champ de tir!

Comprenez-moi bien, mon intention ici n'est pas d'accabler Toronto, qui a son charme et son cachet, comme en témoigne notamment le dernier et sublime film de Sarah Polley, Take This Waltz, tourné entièrement dans la métropole ontarienne.

Mon intention est de profiter de ce moment béni de l'année où Montréal est en fleurs et en feuilles, pour laisser mon sens critique à Laval ou à Brossard. Et de saluer cette ville que de trop longues fréquentations m'empêchent parfois d'apprécier.

On ne construit pas une ville uniquement avec l'ambiance, mais c'est à coup sûr son ambiance qui nous donne envie d'y rester.