Cinq heures, pas d'entracte, pas d'histoire, pas d'intrigue, des personnages fantomatiques qui traversent la scène comme dans un rêve, une musique lancinante et répétitive, un choeur qui entonne inlassablement do-do-re-re-mi-mi, quand il ne se met pas à chanter un-un-deux-deux-trois-trois: voilà le résumé de l'opéra Einstein on the Beach, présenté ce week-end à Toronto comme pièce de résistance du Festival des arts, Luminato.

Créé en 1976 au festival d'Avignon par le compositeur Philip Glass et le metteur en scène Robert Wilson, cet opéra mythique, minimaliste et parfaitement révolutionnaire avait disparu de la scène depuis 20 ans. Vu son ampleur, sa radicalité et son coût de production astronomique, personne ne pensait qu'il revivrait un jour.

Erreur. Albert Einstein est peut-être mort, mais l'opéra qui le célèbre est bien vivant. Trois soirs de suite au cours du week-end, le Sony Center a vibré au son de ses incantations hypnotiques.

Chaque soir, environ 3000 spectateurs de bonne volonté ont été soumis à son épreuve. Personne n'est mort au combat, même si la plupart des spectateurs ne se sont pas privés du droit de sortir prendre l'air à n'importe quel moment. Ils avaient d'ailleurs été assurés au préalable par le directeur de Luminato qu'ils ne manqueraient absolument rien, puisque les tableaux se déploient à pas de tortue et changent aux demi-heures.

J'ai vu cette oeuvre monumentale samedi soir et j'ose croire que j'ai ressenti la même chose que tout le monde: à la fois l'éblouissement devant la force radicale de la proposition, le bonheur d'avoir vécu l'expérience et le soulagement qu'elle soit terminée.

Certains ont écrit qu'après la création d'Einstein on the Beach à Avignon en 1976, l'art opératique ne fut plus jamais pareil. Ce n'est pas tout à fait juste. Car même si Einstein on the Beach a provoqué un choc à sa création, les compagnies d'opéra ont ensuite continué leur petite routine convenue comme avant, sans vraiment changer leur forme.

Là où l'opéra de Glass et Wilson a eu une influence majeure et déterminante, c'est au théâtre, en danse contemporaine et en art de la performance. Un des plus beaux exemples de l'effet Einstein est sans contredit Robert Lepage, invité lui aussi à Luminato pour présenter son nouveau spectacle Jeu de cartes, dont la première nord-américaine aura lieu mercredi.

En voyant la scénographie monumentale et monochrome de Robert Wilson, impossible de ne pas voir Lepage comme un héritier direct de ce nouveau langage.

Au plan technologique, Einstein date un peu avec sa grosse locomotive en carton-pâte qui avance dans un nuage de boucane artificielle et ses effets visuels bricolés à la main sans support numérique. Reste qu'avec ses tons neutres de blanc, de beige et de gris qui ne semblent pas avoir été contaminés par le psychédélisme de l'époque, ce premier opéra abstrait où il est question pêle-mêle des Beatles, de Patty Hearst, du féminisme, de la justice, des navettes spatiales, de l'automatisation et de l'explosion atomique est resté jeune et moderne comme au premier jour.

Mon seul regret est que la production, qui partira bientôt pour New York, Amsterdam, Mexico et Hong Kong, dans le cadre d'une tournée mondiale, ne fasse pas un arrêt à Montréal. Après tout, si les spectateurs de Toronto y ont goûté et ont survécu, ceux de Montréal devraient pouvoir aussi bien faire.

Luminato, six ans plus tard

Né au lendemain de la crise du SRAS, Luminato, un festival hybride qui mêle théâtre, musique, arts visuels, littérature et plaisirs de table, en est à sa sixième présentation et dispose d'un budget considérable de 11,5 millions.

Pourtant, en m'y promenant au cours du week-end, Luminato m'a fait l'effet d'un festival qui se cherche et qui n'arrive pas à se brancher.

D'un côté samedi, il y avait ce marathon pianistique de Stewart Goodyear qui a interprété dans la même journée les 32 sonates de Beethoven, pendant qu'une artiste indonésienne se produisait sur scène à ses côtés. De l'autre, dans le quartier des distilleries, les gens étaient invités à goûter les mille saveurs de Toronto, un évènement soi-disant gastronomique commandité par le Choix du Président. Pas le même monde ni le même esprit.

Chose certaine, Luminato doit une fière chandelle aux artistes québécois, qui y sont presque surreprésentés. Hier soir, sur la grande place du Quartier des spectacles, le Montréalais Rufus Wainwright a donné un avant-goût du spectacle qu'il présentera bientôt sur la grande scène du Festival de jazz. Il sera également de la partie pour un spectacle-hommage à sa mère, feu Kate McGarrigle, mettant en vedette une brochette d'artistes, dont Robert Charlebois. La peintre Corneau était en ville pour peindre en direct et vendre la marque Lancôme (son commanditaire) en différé. Le duo Lemieux-Pilon a aussi présenté sa version multimédia de La belle et la bête.

Ce mélange d'art et de commerce, de culture populaire et de culture de pointe, a beau être charmant, il n'est pour l'instant pas très concluant.

Qu'à cela ne tienne, Luminato a un nouveau directeur, Jorn Weisbrodt, ex-agent du metteur en scène Robert Wilson et futur conjoint de Rufus Wainwright. Il semble avoir une idée précise de ce qu'il veut faire avec le festival. Il a fait un très bon coup avec Einstein on the Beach. On a hâte à la suite de l'histoire.