Il n'y avait pas de carrés rouges sur la scène du théâtre Jean-Duceppe pour le spectacle d'ouverture du FTA jeudi. Peu importe. À 20 heures tapantes, le public s'est levé pour faire tinter clés et casseroles. Les interprètes suisses et brésiliens avaient été prévenus que le concert impromptu du public n'était pas contre eux, mais contre le gouvernement québécois. Après leur performance, certains ont affirmé que les clés et les casseroles leur avaient donné du pep et de l'élan. Si ça se trouve, tous sont repartis en Suisse avec, dans leurs valises, un petit carré rouge.

Pour l'acteur, auteur et metteur en scène Emmanuel Schwartz, qui présentait sa nouvelle création au FTA, pas question de taire sa solidarité avec le mouvement étudiant.

Sur la scène du Théâtre Rouge du Conservatoire, le Montréalais a braqué un réflecteur rouge épousant la forme d'un énorme carré sur la toile du décor de la pièce Nathan. À la fin des trois représentations, Schwartz est monté sur scène pour lire un texte dénoncant la loi 78 et un gouvernement qui brime les droits et libertés de ses citoyens. Idem pour Olivier Choinière qui, après chaque représentation de Chante avec moi à l'Usine C, est venu lui aussi lire un texte en appui au mouvement de protestation.

Quant à la metteure en scène new-yorkaise Kelly Copper, elle a eu un choc en débarquant à Montréal avec sa troupe, au milieu des rues peuplées de jeunes arborant un carré rouge. Dans le spectacle Life and times, Episode 1, qu'elle présente dès aujourd'hui à la Cinquième salle avec sa troupe, tous les personnages portent un carré rouge. Et c'est une pure coïncidence!

Enfin presque, dans la mesure où la metteure en scène et son acolyte Pavol Liska ont «volé» leur carré rouge à Kazimir Malevitch, un artiste communiste des années 20. Dans son école d'art à Vitebsk, en Biélorussie, Malevitch invitait ses élèves à dessiner des carrés rouges pour appeler une révolution mondiale des arts.

Tout cela pour dire que le monde du théâtre, depuis Montréal jusqu'à Vitebsk, en passant par New York, un monde fondé sur la liberté et la prise de parole, est un allié naturel du mouvement étudiant. C'est du moins ce que je croyais. Mais un petit événement survenu la semaine passée a semé le doute. C'est un événement de rien du tout qui implique le Théâtre d'Aujourd'hui, qui a depuis changé de position.

Il n'en demeure pas moins que la première directive du Théâtre d'Aujourd'hui au faîte de la crise a été d'interdire le port du carré rouge à son personnel d'accueil, formé majoritairement d'étudiants. J'ai bien écrit interdire.

Je rappelle que le Théâtre d'Aujourd'hui est né en 1968, année d'une grande révolte étudiante, de la fondation du PQ, de l'Osstidcho, des Belles- Soeurs et du Speak White de Michèle Lalonde. Bref, c'est une crise sociale semblable à celle d'aujourd'hui, qui a donné vie à ce théâtre et qui en a fait un lieu de liberté et de revendications, voué à l'émergence d'une nouvelle génération d'auteurs québécois comme Jean-Claude Germain, Michel Garneau et Victor-Lévy Beaulieu. Que 44 ans plus tard, ce même théâtre succombe à une forme de censure, pour ne pas nuire à sa clientèle, à ses commanditaires et à sa soirée de financement, en dit long sur l'état d'une certaine élite culturelle.

La direction a depuis fait volte-face, sous la pression des créateurs. Le théâtre n'interdit plus le port du carré rouge, ce qui est fort louable, mais ce qui ne saurait effacer la tache de son premier réflexe.

Le mérite de cette crise qui galvanise et divise la société québécoise depuis plus de 100 jours, c'est qu'elle force tout le monde à choisir son camp. La vaste majorité des gens du milieu culturel s'est rangée du côté étudia nt. C'était prévisible. Les gens de culture n'a iment pas l'autorité, surtout lorsqu'elle se mue en gouvernement fermé et liquidateur d'avenir ou en policier matraqueur. Mais la crise a aussi connu son lot de silences résonnants. Je pense notamment à celui des humoristes le soir du gala Les Olivier. Pas un carré rouge dans la salle et pas un mot sur la crise et les étudiants dans la bouche des lauréats pendant leurs discours de remerciements. Le seul de la famille élargie des humoristes à prendre la parole, mais contre les étudiants et pour la loi spéciale, est Gilbert Rozon, le grand manitou de Juste pour rire. Quand je l 'a i entendu affirmer en débat avec Dominique Champagne à la télé qu'il était de centre gauche, j'ai cru un instant à une hallucination sonore. Si Rozon est à gauche, moi je suis en Biélorussie.

Ironiquement, Rozon aura au bout du compte plus fait pour le règlement de la crise que bien d'autres. À force de chialer contre les étudiants et de se plaindre à ses amis hauts placés en brandissant le spectre d'une saison touristique gâchée et de millions perdus, Rozon (et ses semblables) a fait comprendre au gouvernement l'urgence d'un règlement.

Quand tout le monde pense pareil, plus personne ne pense vraiment, a tweeté Rozon récemment. Il a raison, mais heureusement pour lui, l'argent pense pour tout le monde.