L'annonce de ma mort est grandement exagérée, blaguait Mark Twain de son vivant. Christopher Hitchens aurait bien aimé en faire autant. Malheureusement, l'annonce de sa mort jeudi dernier, à l'âge de 62 ans, n'avait rien d'exagéré.

Christopher Hitchens, ça vous dit quelque chose? En apprenant la mort de cet essayiste, polémiste et athée notoire, né en Angleterre, devenu citoyen américain en 2001 et chroniqueur vedette du magazine Vanity Fair, j'ai posé la question dans mon entourage. Christopher Hitchens? , a répété avec un regard vide un interlocuteur. Ça ne me dit rien. C'est qui? Je n'en croyais pas mes oreilles. Voyons, ai-je répliqué, Christopher Hitchens! Celui qui a écrit que Mère Teresa était une «fumiste» acoquinée avec les pires dictateurs de la terre. Celui qui a traité Henry Kissinger de criminel de guerre et qui a affirmé que John Ashcroft était une plus grande menace que ben Laden. Celui qui s'est soumis à une séance de waterboarding (la simulation de noyade) pour prouver que c'était la pire forme de torture. Celui qui a publié God Is Not Great (Dieu n'est pas grand). Celui qui, atteint d'un cancer de l'oesophage, a passé la dernière année à documenter sa maladie dans ses chroniques.

Toujours aucune réaction de la part de mon interlocuteur qui n'est pourtant pas un inculte ni un deux de pique. C'est un monsieur très informé, qui lit son Courrier international de la première jusqu'à la dernière page, tous les essais politiques en vente libre sur le marché et qui peut vous citer dans le texte aussi bien Marcel Gauchet, Chomsky que Guy Rocher. Pourtant, il n'avait aucune idée de qui était Christopher Hitchens ni de son poids politique et intellectuel dans la stratosphère. Et il n'était pas tout seul. Dans les médias québécois, la mort de Hitchens n'a pas été exagérée. Elle est passée carrément inaperçue. Un texte d'agence dans Le Devoir. Une mention à C'est bien meilleur le matin. À peine un entrefilet de Martineau qui pourtant le citait abondamment quand il sévissait à Voir.

Chez nos amis du Canada anglais, pendant ce temps, sa mort a fait la une. Dans le Globe and Mail de samedi, deux pleines pages étaient consacrées à «Hitch» avec des témoignages de Tony Blair, Noah Richler (le fils de Mordecai) et Michael Ignatieff. Lundi, l'écrivain britannique Ian McEwan, auteur de 11 romans dont le célèbre Atonement, racontait les derniers jours de Hitch dans un supercentre de cancérologie à Houston au Texas, où il refusait d'évoquer son cancer pour mieux parler de littérature.

Bref, dans le monde anglo-saxon, la mort de Hitchens a eu un impact aussi considérable qu'il fut insignifiant chez nous. C'est étonnant dans la mesure où Hitchens doit largement son statut de vedette médiatique à l'avènement du web et de YouTube. En plus du Christopher Hitchens YouTube Channel dédié à ses débats, à ses conférences et à ses interventions dans les médias, on dénombre 42 800 vidéos qui le mettent en vedette d'une manière ou d'un autre. 42 800! Dans un tel contexte, son absence de notoriété au Québec est presque rassurante. Elle est du moins la preuve que la culture universelle n'existe pas et qu'il y a encore moyen d'échapper au rouleau compresseur informatique sans vivre dans la taïga ou au fond de la jungle en Amazonie.

Cela dit, ceux qui au Québec ne connaissent pas Christophers Hitchens n'ont pas à s'inquiéter. Car même en ignorant son nom, même en ne sachant pas à quoi il ressemblait, même en n'ayant jamais goûté à la médecine corrosive de sa prose, il y a au moins une chose qu'ils ont retenue de lui, à leur insu: ses idées. Si un discours critique au sujet de Mère Teresa a pu se développer chez nous comme ailleurs, c'est grâce à lui. Si nous avons compris que la noyade par simulation n'était pas une tactique d'intimidation, mais un instrument de torture, c'est grâce à lui aussi. Alors que la gauche tardait à dénoncer la fatwa émise contre l'écrivain Salman Rushdie, Hitchens est monté au front avec passion et virulence. Il n'a peut-être pas inventé le concept des fous de dieu, mais il lui a très certainement donné ses lettres de noblesse. Nous devons à Hitchens une foule d'idées, d'opinions, de remises en cause et de prises de positions politiques pas toujours éclairées, mais toujours faites avec véhémence et conviction. Hitchens était un intellectuel passionnément engagé dans son époque comme il s'en fait de moins en moins. J'aimerais pouvoir écrire qu'ayant quitté cette terre, il nous surveille et nous conseille d'en haut. Mais Hitchens ne croyait pas en Dieu ni en l'au-delà. Qu'à cela ne tienne: ses idées et son esprit continuent de nous accompagner. J'ose croire qu'il dirait que c'est tout ce qui compte.