Levez la main, ceux qui croient que l'identité de Shakespeare est une supercherie, a demandé l'animatrice de radio au milieu de la salle de cinéma bondée. C'était mercredi soir lors de l'avant-première montréalaise du film Anonymous de Roland Emmerich, le spécialiste des films catastrophe. Seulement quatre mains se sont levées, mais pas parce que la salle était peuplée d'irréductibles prêts à mourir au combat pour prouver qu'il n'y a jamais eu qu'un seul William Shakespeare et que ce dernier n'était pas le comte d'Oxford tel que le prétend Anonymous, ni Francis Bacon, Christopher Marlowe ou même la reine d'Angleterre.

Non s'il n'y avait que quatre mains de levées, c'est que la vaste majorité des spectateurs, ce soir-là, ne semblaient pas au courant du débat qui fait rage depuis plusieurs siècles sur l'identité réelle de l'homme de Stratford-upon-Avon. Savaient-ils même qui était Shakespeare? Cela reste à prouver. N'empêche que leur réticence à s'afficher comme partisans de la théorie du complot m'a rassurée. J'y ai vu le signe qu'ils ne mordraient pas aussi facilement à l'hameçon de Roland Emmerich et que, par conséquent, non seulement ils seraient de piètres candidats au révisionnisme historique, mais ils feraient aussi de la très mauvaise chair à manipulation.

Je n'étais pas la seule à nourrir de telles craintes. Tous les exégètes de Shakespeare redoutent les ravages du film d'Emmerich. Parmi eux, le très sympathique Antoni Cimolino, directeur du Festival de Stratford en Ontario, invité cette semaine à l'Université McGill pour réitérer sa foi dans le grand Will. Sous les magnifiques dorures du théâtre du Pavillon des arts, Cimolino a donné un show aussi divertissant qu'une comédie de Shakespeare. Il a d'abord affirmé qu'il n'avait aucune preuve de l'identité réelle de Shakespeare, mais qu'il était convaincu d'une chose: cet auteur fabuleux, doté d'une intelligence créative exceptionnelle, n'était pas Edward de Vere, cet aristocrate pâlot, cousin de la fesse gauche de la reine, caché dans le placard de l'écriture théâtrale. Selon Cimolino, prétendre que seul un noble aurait pu avoir une connaissance aussi fine des coulisses du pouvoir et des arcanes de la royauté est réducteur. C'est comme dire que David Chase, l'auteur des Soprano, qui a si bien décrit l'univers des mafieux, est nécessairement un membre haut placé de la mafia.

Ce qui fait la grandeur et la force d'un écrivain, n'est-ce pas justement cette capacité à sentir, à saisir et à transposer des réalités à mille lieues de sa propre réalité? C'est ce que pense Cimolino et ce n'est pas moi qui vais le contredire.

Mais nous nous sommes inquiétés pour rien. Anonymous ne menace aucunement la réputation du vrai ou du faux Will. D'abord parce que le film risque d'assommer les spectateurs avant de les captiver et, éventuellement, de leur faire gober des faussetés. Et puis, pour peu qu'on ait fréquenté Shakespeare dans une autre langue que la sienne, genre le français, on ne comprendra rien aux longues tirades, qui sont musique aux oreilles des exégètes, et du chinois aux oreilles des non-initiés comme moi. Mais surtout, à aucun moment, Emmerich ne réussit à nous convaincre de la crédibilité de son histoire et du fait que Shakespeare était cet illettré opportuniste, mauvais acteur et maître chanteur, qui a gagné le gros lot de la notoriété non méritée avant de devenir un prospère homme d'affaires. Pas plus qu'on ne croit que le vrai Shakespeare était ce comte dépressif, loser sur toute la ligne, qui a passé sa vie à rater tout ce qu'il entreprenait sauf ses 37 pièces de théâtre dont il s'interdisait de revendiquer la paternité, parce qu'écrire à l'époque élisabéthaine faisait mauvais genre.

Much Ado About Nothing. Beaucoup de bruit pour rien. Voilà la conclusion qui s'impose en sortant d'un film qui n'est pas la catastrophe annoncée que les sceptiques attendaient. Au mieux, Anonymous est une bonne histoire sur un artiste raté de l'époque élisabéthaine. Au pire, c'est une oeuvre populiste dont le vrai titre devrait être Shakespeare pour les nuls.