Est-ce qu'un artiste peut tuer la femme qu'il aime et continuer de créer malgré tout? Est-ce qu'on peut être à la fois un tueur et un créateur? C'est la question que je posais dans cette chronique en octobre 2007. Bertrand Cantat venait d'être libéré après quatre ans de prison. L'homme était libre, mais pas entièrement puisque le juge qui a signé sa libération l'a aussi condamné au silence pendant deux ans. Interdiction de parler aux médias de la terrible nuit à Vilnius, en Lituanie, où ses coups d'homme ivre et jaloux, décuplés par la force de ses poings et par le poids de ses bagues de vedette rock, ont plongé sa compagne dans le coma, puis la mort. Interdiction de diffuser des chansons, des disques, des livres ou des films sur le sujet.

Plusieurs avaient applaudi cette mesure salutaire qui empêchait l'exploitation éhontée de la tragédie par les médias, en oubliant une chose: sa date de péremption en juillet 2010.

Longtemps, je me suis demandé ce qui pouvait bien pousser Bertrand Cantat à vouloir revenir sous les feux des projecteurs. Ce n'était certainement pas par manque d'argent. Noir Désir a vendu des millions de disques. Pourquoi alors? Pour ne pas mourir de désoeuvrement? Pour faire la seule chose qu'il sait faire? Pour goûter à nouveau au miel des applaudissements? J'ai compris, cette semaine, dans la déferlante de l'opinion publique québécoise, que ce que Cantat recherchait en remontant sur scène, c'était le pardon, l'absolution, la preuve douloureuse que son geste fatal ne l'a pas dépouillé entièrement de son humanité et rangé à jamais dans le camp des monstres. Mais ce que Bertrand Cantat recherche importe peu. À la limite, c'est anecdotique. Car tant que personne ne lui tendait une perche, tant que personne ne lui offrait une scène, ses attentes demeuraient dans l'ordre du désir.

En invitant Cantat à remonter sur scène, Wajdi Mouawad a renversé cet ordre intangible pour le rendre réel. C'est donc son geste, et non la présence ou non de Cantat, qui est le détonateur du tumulte qui nous a secoués toute la semaine. C'est Wajdi qui a choisi l'arme, Wajdi qui a tendu la perche, Wajdi qui a posé la bombe. Il l'a fait, j'en suis convaincue, par provocation, au sens le plus pur. Sans égard pour la publicité, le marketing ou la vente des billets. Il l'a fait parce qu'il croit ardemment au théâtre qui secoue, qui dérange et qui fait mal; un théâtre jusqu'au-boutiste qui teste continuellement nos limites. Sauf que... Lorsqu'on joue ce jeu dangereux, la moindre des choses c'est de l'assumer et de le défendre.

J'ai suivi Wajdi jusqu'à maintenant et je l'aurais probablement suivi encore s'il avait eu la décence de revendiquer son geste et le courage de s'en expliquer. Malheureusement, depuis que sa bombe a éclaté, Wajdi se tait, se terre et se cache. Confortablement planqué dans son silence, à l'abri du carnage qu'il a provoqué, il a regardé ses amis du TNM s'enfoncer toute la semaine dans la vase de la controverse sans leur prêter assistance. Il nous a vus, nous, ses éternels spectateurs, nous entre-déchirer sur la place publique et nous diviser en factions ennemies et hystériques au milieu du noir délire qu'il a créé. Il n'a rien fait. N'a rien dit sinon qu'il refusait de prendre la parole dans le tumulte. Qu'importe s'il est le grand responsable de ce tumulte, il a refusé non seulement de nous donner les clés pour comprendre, mais de défendre celui qu'il considère comme son jumeau émotif et qu'il a, pratiquement, balancé dans la fosse aux lions. Au lieu de faire face à la tempête, il a fui comme un maître de jeu capricieux, un dieu tout puissant qui ne daigne pas descendre de son Olympe et s'abaisser à rendre des comptes.

Ceux qui connaissent et pratiquent son théâtre savent à quel point Wajdi est obsédé par le pardon et la rémission. À travers la présence de Cantat sur scène, il cherchait sans doute à nous confronter aux démons de notre intolérance. Mais il a voulu faire trop vite, trop tôt et trop gros. Il a raté sa cible. Tout le monde est perdant dans cette triste affaire, Wajdi le premier. Saura-t-on lui pardonner? La question reste entière.

Photo: PC

«Au début des répétitions, il n'y avait rien: pas de titre, pas de texte», indique Wajdi Mouawad à propos de sa nouvelle pièce, Temps.