La question a surgi au beau milieu de l'entrevue, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine ou comme le chameau d'un fier-à-bras égyptien sur la place Tahrir. C'était sur les ondes de RDI au plus fort de la crise au Caire. Jean-François Lépine venait de raconter l'attaque sauvage dont son caméraman avait été victime lorsque l'animateur Michel Viens lui a demandé à brûle-pourpoint: «Est-ce qu'on peut voir les images?»

L'espace d'un instant, j'ai cru que Lépine allait sortir de ses gonds et du petit écran pour étriper l'impoli qui osait lui poser la question avec autant d'insouciance, alors que son caméraman avait frôlé la mort et que sa caméra avait été réduite en miettes par ses agresseurs. Est-ce qu'on peut voir les images? Non, mais. Voulez-vous du sang et des viscères aussi?

Michel Viens s'est rapidement rattrapé. C'est la beauté du direct. On fait des gaffes qu'on peut aussi vite réparer. Reste que sans vouloir excuser son manque de réflexes ou de sensibilité, je comprends le sens de son intervention. L'animateur demandait son dû d'images parce que depuis plusieurs jours, les images du Caire pleuvent à verse sur nous. Même Anderson Cooper, le matamore, a réussi à filmer in extremis l'attaque dont il a été victime avant de diffuser la vidéo frénétique sur les ondes de CNN.

Le soulèvement populaire au Caire, plus que tous les autres jusqu'à maintenant, a produit une quantité industrielle phénoménale d'images dont tous les médias nous abreuvent quasiment minute par minute et sur toutes les plates-formes possibles et imaginables.

Le phénomène n'est pas nouveau, mais il ne m'a jamais semblé aussi intense. En Tunisie, la crise n'a pas eu le temps de durer ni de basculer dans la violence pour que le déluge d'images prenne cette ampleur. Quant aux crises en Iran ou en Haïti, elles semblent avoir servi de répétition générale à la déferlante égyptienne. Dès les premiers instants de l'émeute, mercredi, les images ne provenaient pas seulement des grands réseaux de télévision ni de chaînes d'informations continues. Leur marée transparente se répandait à la vitesse de l'éclair, partout sur le web, sur les sites de nouvelles, les sites des journaux, sur Facebook, Twitter et YouTube. Des images brutes, échevelées, mais étonnamment claires, captées par de petites ou grosses caméras, par des caméscopes, des iPod, des appareils photo et des téléphones cellulaires.

Au début, c'était énervant, grisant, exaltant. On avait l'impression d'y être, et puis l'accès constant et continu des images surgissant sur toutes les plates-formes a cédé le pas à la redondance, à la saturation, à la lassitude. Au plus fort de la crise, sur la quinzaine de plates-formes consultées, je n'ai pas vu une seule image que je n'avais pas vue dix fois ailleurs.

En même temps, une image mille fois répétée et diffusée en boucle, c'est mieux que pas d'image du tout, mieux qu'un black-out comme celui que les fiers-à-bras de Moubarak ont tenté d'imposer aux correspondants étrangers. Mais je m'inquiète tout de même de la désensibilisation grandissante provoquée par le déluge d'images. Il n'y a pas si longtemps, il n'y en avait que pour les images d'Haïti. Cette semaine, Le Caire a pour ainsi dire englouti Haïti tout en le dépossédant sans doute de la plupart de ses correspondants étrangers.

Les images d'actualité déboulent dans notre quotidien comme des chiens fous et des chevaux sauvages avant de disparaître à jamais de notre conscience et de notre mémoire.

Le jour du chaos au Caire, à l'autre bout du monde, à Washington, le maillot de bain rouge de Farrah Fawcett a fait son entrée à l'unité de la culture populaire du musée Smithsonian. L'image de Farrah dans ce mythique maillot tire son importance du fait que l'affiche sur laquelle elle a été reproduite est la plus vendue au monde. Mais surtout, 35 ans après la séance de photo, cette image évoque encore quelque chose de précis et de signifiant pour des millions de gens. On souhaite cette même pérennité aux images d'Haïti, d'Iran et du Caire.