L'art est un jeu: c'est le titre que le peintre Serge Lemoyne avait donné à une immense murale de 88 pieds commandée par Loto-Québec en 1993 à l'occasion de l'inauguration du Casino de Montréal. Dix-huit ans plus tard, si le lauréat du «1 %» et de sa politique d'intégration des arts aux édifices publics était encore en vie, il trouverait qu'au Casino de Montréal, l'art n'est plus un jeu. L'art est une quantité négligeable, une denrée périssable ou un meuble encombrant tout juste bon pour la salle de débarras. C'est en effet le sort qui guette la murale de Serge Lemoyne, qui, après 18 ans de vie au cinquième étage du Casino, sera démantelée et déportée vers un lieu inconnu.

Le 11 novembre dernier, la direction de Loto-Québec a fait parvenir un courriel à l'unique héritière de l'artiste, mort d'un cancer en 1998. Le courriel informait Marie-Ève Bolduc qu'en raison de rénovations majeures, le mur de gypse sur lequel son père avait peint directement cette gigantesque oeuvre aux longues trames colorées allait être abattu. Voulait-elle que l'oeuvre soit découpée, démantelée et que ses restes lui soient livrés?, demandait Loto-Québec avec insouciance. Prise au dépourvu, la jeune femme a joint les amis de Serge Lemoyne et les gens de la fondation qui porte son nom. Ceux-ci ont immédiatement créé un comité de soutien pour faire pression sur Loto-Québec afin qu'elle préserve l'intégrité physique et artistique de la murale. Des discussions entre la société d'État et le comité de soutien ont eu lieu à quelques reprises. Des experts ont même été invités à évaluer la valeur de l'oeuvre, estimée à près d'un demi-million.

Selon des sources, la responsable du dossier à Loto-Québec s'est montrée favorable à ce que l'oeuvre demeure au Casino, quitte à changer son aménagement. Pourtant, vendredi dernier, Jean-Pierre Roy, porte-parole de Loto-Québec, a affirmé que la murale sera démantelée l'été prochain et entreposée en attendant de lui trouver une autre demeure. «Garder la murale au Casino n'est pas une option», a-t-il tranché.

Les raisons invoquées sont techniques: les architectes embauchés par la firme Pomerleau ont le mandat de redessiner complètement le cinquième étage en agrandissant les cuisines, en déplaçant le restaurant Nuances et en ajoutant un nouveau restaurant à la carte et des aires de restauration rapide.

«Selon les architectes, l'ampleur du réaménagement rend impossible le maintien de la murale», affirme Jean-Pierre Roy. Le hic, c'est que les architectes ne sont que des exécutants. Si Loto-Québec leur avait donné la directive de ne toucher sous aucun prétexte à l'intégrité de la murale, les architectes n'auraient pu faire autrement que de dessiner des plans en conséquence et de se montrer aussi soucieux de la murale que leur client.

Malheureusement, le Casino ne se soucie plus de la murale depuis des années. Déjà, en 1999, sous prétexte d'agrandir les cuisines, la murale a été amputée d'un panneau de six pieds et sa peinture, éraflée puis retouchée maladroitement par des ouvriers. En 2002, elle a perdu une bonne part de sa visibilité à la faveur d'une pergola et d'un mur de verdure qui ont poussé devant elle, la dissimulant au regard des clients. À l'époque, Loto-Québec avait promis que L'art est un jeu ne serait jamais déplacée.

La semaine dernière, la murale faisait piètre figure. Coincée entre des échafaudages, de nouvelles cloisons et un empilement de tables et de chaises, la murale ressemblait à un couloir de débarras plutôt qu'à l'oeuvre d'un artiste majeur, qui a marqué l'art contemporain québécois et dont les oeuvres se retrouvent dans les musées comme chez les grands collectionneurs.

Ironie du sort, dans le long procès qui avait opposé Serge Lemoyne à la Ville d'Acton Vale, un juge de la Cour d'appel avait cité la murale du Casino comme preuve du sérieux de l'artiste et de sa renommée. C'est dire que le Casino projetait à l'époque l'image d'un collectionneur responsable et prestigieux. Aujourd'hui, devant son manque de considération pour l'oeuvre de l'artiste, le juge serait obligé de conclure que le Casino a failli à ses responsabilités. Car, en participant au programme du «1 %» mis en place par le gouvernement, le Casino s'engageait implicitement à mettre en valeur l'oeuvre de Lemoyne, mais aussi à la protéger et à la préserver au nom du patrimoine artistique.

Aujourd'hui, le protecteur de ce patrimoine en est devenu le fossoyeur.

«Ce que nous vivons en ce moment, c'est la faillite totale d'une société à défendre ses artistes les plus fabuleux et à veiller à ce que leurs noms soient à jamais gravés dans les mémoires. Lemoyne est la preuve tangible d'une telle faillite», a déploré l'artiste Jocelyn Fiset dans une lettre ouverte datée de 2008.

Trois ans plus tard, ses propos résonnent avec d'autant plus d'actualité que Loto-Québec donne un très mauvais exemple à ses semblables. Maintenant, n'importe quelle société d'État ou entreprise pourra invoquer une rénovation pour se débarrasser cavalièrement des oeuvres du 1 %.

Pour Michel Lauzon, collectionneur et membre du comité de soutien de la murale Lemoyne, tout sera envisagé pour préserver l'intégrité physique et artistique de l'oeuvre, y compris le recours aux tribunaux. C'est dire que l'affaire ne fait que commencer.

Photo: archives La Presse

La murale L'art est un jeu de Serge Lemoyne, au Casino de Montréal.