Une vidéo de Gaston L'Heureux datant de 1992 est apparue sur YouTube hier. Micro à la main, Gaston arpente le couloir du terminus Voyageur et aborde des badauds en leur annonçant la mort de... Gaston L'Heureux. Une dame en chandail canari le toise, sans le reconnaître. «Hein! Vous êtes pas sérieux?» s'écrie-t-elle, l'air saisi et confondu, pendant que Gaston lui explique avec une ironie tristement prémonitoire qu'il a péri dans un accident d'automobile. Suivent des images de Gaston, le cheveu noir et le visage joufflu, couché dans un cercueil sur lequel s'épanchent ses amis. «Qui c'est qu'ils vont prendre maintenant pour animer des émissions qui n'intéressent personne?» demande Ghislain Tremblay, son ex-camarade de l'émission Une paire d'as. «Ma parole, s'écrie Suzanne Lévesque en le regardant dormir, on dirait qu'il est en train d'animer une émission!» Le tout se termine avec Roger D. Landry qui pose avec le mort et lui pince les joues en le sommant de sourire pour le photographe de La Presse. Cheese, mon Gaston! Cheese!

Cette vidéo tournée dans le cadre de l'émission Taquinons la planète des Bleu Poudre, c'est du Gaston L'Heureux tout craché. On y retrouve son humour un peu scabreux frôlant le mauvais goût ainsi qu'un formidable et salutaire sens de l'autodérision.

J'ai rarement connu un animateur de télé capable de rire autant de lui-même. Habituellement, les animateurs d'émissions légères et divertissantes se font une raison et s'accrochent à une vaste panoplie d'arguments pour défendre la légitimité de leur gagne-pain. Gaston, lui, n'a jamais entretenu la moindre illusion sur le type d'émissions qu'il animait. Face à son travail en télévision, face aussi à son rôle d'amuseur public, il était le plus redoutable critique et n'hésitait jamais à juger sans aucune complaisance le type d'émissions dans lequel on le confinait. Peut-être essayait-il de parer les coups ou encore, en bon judéo-chrétien, de se faire pardonner son succès et la tonne d'argent qu'il gagnait en faisant le pitre. Chose certaine, voilà un homme qui, pendant toute une carrière qui a duré plus de 30 ans, n'a jamais perdu son esprit critique ni sa lucidité.

En parcourant son C.V., on est frappé par le nombre impressionnant d'émissions qu'il a animées, mais encore davantage par la très courte durée de chacune d'elles, comme si sa vie professionnelle n'avait été qu'un perpétuel recommencement. Même Avis de recherche, qui fut son émission phare, celle où il fut au sommet de son art et peut-être aussi le plus utile, ne dura que quatre petites années, ce qui est peu comparativement aux rendez-vous de Claire Lamarche ou de Patrice L'Écuyer qui ont souvent traversé au moins une décennie.

Avant de nous quitter pour de bon, Gaston a quitté le petit écran il y a un peu plus de huit ans avec la fin de Josée, Gaston et cie à TVA. Je n'ai aucun souvenir de cette émission d'été où son humour et sa bonhomie ont dû être mis à contribution. Mais si les dates sont exactes, c'est dire qu'il ne travaillait plus à la télévision depuis huit longues années. Et même s'il gagnait bien sa vie comme porte-parole de la SAQ et comme représentant d'importateurs de vin, j'imagine qu'il vivait mal sa mise au rancart du petit écran. Et puis est arrivé ce terrible accident de mars 2007 qui l'a laissé paraplégique, amaigri, diminué, l'ombre de lui-même et l'ombre du gros nounours bon vivant qu'il avait été, à la merci des autres pour les tâches les plus intimes de sa vie, condamné à ne plus jamais pouvoir mener une existence autonome. Pourtant, malgré sa souffrance physique et psychologique, personne ne l'a jamais entendu se plaindre. Plutôt que de s'apitoyer sur son sort, Gaston s'est tourné vers les autres et a fait siennes les causes des handicapés, des aveugles, des diabétiques et, bien sûr, des artistes.

J'ai eu un choc la première fois que je l'ai vu apparaître en public, cloué à son fauteuil roulant. Un si grand choc que j'ai tout fait pour l'éviter, de peur d'être confrontée à ce que j'imaginais être son désespoir. À plusieurs reprises, dans des lancements, j'ai fait quelques pas en direction de son fauteuil roulant avant de figer et de rebrousser chemin, effrayée à l'idée de ne pas savoir quoi lui dire ou de recevoir de sa part des bouffées d'amertume et de désillusion. Et puis finalement, cet automne, au lancement du livre de Janine Sutto, je suis allée le saluer et lui demander comment il allait. Il avait un sourire radieux et dégageait la même chaleur qu'avant, mais modulée par la fragilité et la tendresse. Quelques semaines plus tard, son diabète s'est déchaîné de nouveau. Il a dû être hospitalisé d'urgence et a confié à un ami qu'il était passé à un cheveu de la mort. Mais il s'est vite rétabli et, peu avant Noël, il a dit à ce même ami de ne pas s'inquiéter: Gaston L'Heureux n'était pas à la veille de mourir...

À la fin de la vidéo sur YouTube, devant l'air effaré de la dame au chandail canari qui retient ses larmes à l'idée de ne plus jamais voir Gaston L'Heureux, ce dernier craque et lui avoue le tour qu'il lui a joué. Puis, il lui lance en rigolant: «Vous m'avez donné le goût de ressusciter.»

Aujourd'hui, c'est à notre tour d'avoir envie que Gaston se réveille et rigole du bon tour qu'il nous a joué. Malheureusement, cette fois, la blague est bel et bien terminée. Salut, Gaston. Je te promets de sourire chaque fois que je penserai à toi.

Photo: René Picard, archives La Presse