Six ans de prison. Vingt ans sans écrire de scénarios, sans tourner de films, sans voyager. La justice iranienne a tranché. Le cinéaste iranien Jafar Panahi aura 70 ans quand il pourra de nouveau reprendre le fil de sa vie, si tant est qu'il en ait encore la force, le courage et la santé.

Entre-temps, cet artiste, qui a toujours insisté pour vivre et pour travailler dans son pays, aura perdu 20 ans, sans doute les plus importantes années de sa vie de cinéaste, celles de l'expérience et de la maîtrise qui lui auraient sans doute permis de se joindre aux plus grands maîtres du cinéma. Vingt ans de perdus, vingt ans qu'il ne retrouvera jamais.

Qu'est-ce qui peut arriver de pire à un cinéaste que l'interdiction de tourner pendant 20 ans? a demandé l'intellectuel français Bernard-Henri Lévy à l'annonce de cette sentence honteuse.

Ce qui pourrait être pire? La mort, sans doute, la mort par lapidation. Mais pour un créateur comme Jafar Panahi, la mort artistique et la mort intellectuelle auxquelles la justice iranienne le condamne sont encore bien pires.

Tout cela pourquoi? Parce qu'il a tué un homme? Non. Parce qu'il a commis un crime crapuleux? Non plus. Tout simplement parce qu'il tente depuis ses débuts de témoigner librement de sa société à travers des films jamais diffusés en Iran, mais primés à Cannes, Venise et Berlin. Pour cela et cela seulement, Panahi est vu comme un traître et un paria tout juste bon à jeter en prison avec des milliers d'étudiants, des centaines de journalistes et au moins deux autres cinéastes iraniens qui croupissent en prison depuis les manifestations violentes de l'été 2009, certains depuis plus longtemps encore.

Le dernier long métrage de Jafar Panahi remonte à 2006. Lancé à la Berlinale, Off Side (Hors champ) a remporté cette année-là l'Ours d'argent. Une récompense amplement méritée pour un film qui, personnellement, m'a réconciliée avec l'Iran ou du moins qui m'a fait voir, l'espace de 90 minutes, qu'il y avait peut-être un espoir pour la démocratie et que les choses en Iran n'étaient pas aussi noires que je l'imaginais.

Le film se déroule pendant le match de foot décisif qui a permis à l'Iran de participer à la Coupe du monde de 2006. Il raconte l'épopée de cinq adolescentes folles de foot qui se déguisent en garçons pour entrer dans le stade de Téhéran où les femmes sont interdites. Les filles se font pincer et ne peuvent pas voir la partie. Seulement l'entendre. De la part d'un cinéaste à qui l'on interdit aujourd'hui d'imaginer et de produire des images, l'oeuvre semble tristement prémonitoire.

Pourtant, en présentant son film à Berlin en 2006, Panahi s'était dit optimiste pour l'avenir. Il croyait même à l'époque que Off Side, film léger, drôle et célébrant la fierté iranienne, ouvrirait une brèche et serait enfin accessible au grand public en Iran. S'il avait su...

Selon un spécialiste des questions iraniennes, si Jafar Panahi a pu faire des films plus ou moins librement pendant 10 ans, c'est grâce au président Khatami, homme sensible aux questions culturelles et ancien ministre de la Culture. L'avènement du président Ahmadinejad a changé la donne. Pour ce fou de Dieu, la culture n'est pas une priorité ni même un sujet digne d'intérêt. Quant au cinéma, tant qu'il est au service de la propagande intégriste, il peut être utile. Autrement, aux yeux du fou de Dieu, le cinéma n'a pas de raison d'être. C'est pourquoi, depuis 2006, Jafar Panahi n'a tourné qu'un court métrage de neuf minutes, L'accordéon, histoire de deux musiciens de rue qui perdent leur accordéon à la suite d'un incident, métaphore poétique de l'artiste privé de son art.

À l'annonce de la sentence sans bon sens imposée à Jafar Panahi, les intellectuels français sont immédiatement montés au créneau. On peut toujours compter sur les intellectuels français dans des cas comme celui-là. Et c'est tant mieux. Mais il ne faudrait pas qu'ils soient les seuls à faire pression sur le régime de Téhéran. Il faudrait qu'à Venise, Berlin, Londres, Montréal, New York et Toronto, d'autres se lèvent pour défendre la liberté d'expression d'un homme et pour dénoncer la terrible injustice dont il est victime.

Peu importe si Téhéran fait la sourde oreille ou refuse de revenir sur sa décision. L'important, c'est qu'un peu partout dans le monde, des voix se fassent entendre et que leur concert discordant devienne une aussi puissante trame sonore que celle d'une foule dans le stade de Téhéran. Tant que le son de leur indignation résonnera, il y aura un semblant d'espoir pour Jafar Panahi.