Nina Arsenault est ce «transsexuel», pour ne pas dire ce turbo travesti, qui s'est imposé 61 chirurgies plastiques pour devenir un canon de beauté féminine. Et qui a brillamment réussi. Son spectacle, Silicone Diaries, porté aux nues à Toronto et présenté toute la semaine à La Chapelle à Montréal, se termine ce soir. Avec un peu de chance, il reste des billets mais j'en doute. La demande pour Nina, née Rodney Arsenault, dans un parc de roulottes pourri de l'Ontario profond, est grande. Cela se comprend: le personnage est fascinant et son spectacle en forme de confession tellement captivant qu'il ferait fondre le plus coriace des scepticismes. C'est ce qui m'est arrivé dès l'entrée en scène de Nina.

Sa réserve toute féminine, ses gestes lents et élégants de geisha, ses jambes fines, ses bras longs et minces se déployant comme des ailes, ses mains de princesse, ses courbes de Marilyn, ses seins de Pamela, tout cela m'a immédiatement subjuguée. Et, par la même occasion, profondément troublée, comme si je n'avais pas toutes les clés pour comprendre cet objet hybride et confondant qui a sacrifié son corps sur l'autel de la beauté pour devenir une femme plastifiée, magnifiée, irréelle, trop belle pour être vraie, trop vraie pour être réduite à un freak show.

Avec Nina, on n'est plus dans la revue de travelos cheap ou bon enfant. On est dans la tragédie de la beauté, dans sa fatalité et sa profondeur. On est aussi dans un pays étrange rempli de questionnements.

Qu'est-ce qui pousse un homme né Rodney à voir son corps comme un corps étranger et une prison de laquelle il doit à tout prix s'échapper? D'où tire-t-il la certitude qu'il y a eu chez lui, méprise biologique, confusion des genres, mélange des enveloppes et que son vrai corps est celui de sa soeur?

Mais Nina ne répond à aucune de ces questions. Elle n'a plus besoin de le faire: grâce au miracle de la chirurgie plastique, elle a réussi à devenir la femme fantasmée qu'elle brûlait d'être depuis l'âge de 5 ans, éradiquant toute trace de virilité sur son visage, réduisant en poussière les derniers vestiges du mâle qu'elle a été, à une seule exception près: le reliquat de son pénis.

Nina Arsenault a subi 61 opérations sur son corps sauf celle qui aurait fait d'elle une «vraie» femme.

Dans une entrevue à la télé, elle a expliqué qu'elle travaillait dans un club où la clientèle masculine aimait consommer des «transsexuels» sexy, féminins, pourvus d'une généreuse poitrine mais pas amputés d'en bas. Ils veulent la totale, quoi.

Cette explication est la chose la plus décevante non pas du spectacle, mais de Nina elle-même. Car pendant toute la durée de ses Silicone Diaries, alors qu'elle s'approprie les plus grandes névroses féminines et incarne avec une touchante sensibilité le désespoir des femmes coincées dans un miroir déformant et courant en vain après une image idéalisée d'elles-mêmes qu'elles n'atteignent jamais, tout ce temps-là, ce n'est pas un travelo qu'on voit. C'est une femme, une soeur, une complice, qui souffre pour être belle, qui a investi temps, argent et énergie dans une oeuvre éphémère qu'elle sait condamnée à flétrir et à vieillir. Nina, a-t-on l'impression, c'est nous, les femmes. Mais non.

Le reliquat qu'elle garde au chaud entre ses jambes est en fin de compte la clé pour comprendre que tout cela n'est qu'une histoire de marché, une histoire de vente au détail, une histoire plate de prostitution.

Nina ne garde pas son reliquat par amour ou attachement à celui qu'elle a déjà été. Elle le garde pour le fric. Parce que ça excite ses clients. Parce que l'ambivalence, c'est payant sur le marché débridé et en expansion du sexe fantasmé. Parce que de nos jours, toutes les préférences sont disponibles et achetables. Mais surtout et tristement parce qu'être une femme aujourd'hui, ça ne suffit plus. Encore faut-il avoir quelque chose de différent entre les jambes à vendre.