Toute sortie est définitive. C'est ce qu'ils nous ont dit en faisant entrer notre troupeau dans l'enclos blanc et froid érigé sur la scène du Théâtre Jean-Duceppe. J'aurais dû être rassurée par la mise en garde et sa possibilité d'évasion. Je ne l'étais pas. J'étais en rogne. L'idée d'être enfermée pendant deux heures et demie entre les quatre murs de l'univers tordu de Wajdi Mouawad, dans un dispositif hermétiquement fermé qui ne peut contenir que 276 spectateurs à la fois, ne me plaisait pas du tout. La dernière chose dont j'ai envie dans la vie c'est d'être prise en otage. Par un terroriste ou un homme de théâtre, peu importe.

En prenant place sur le tabouret pivotant aussi gros qu'un petit pois, j'ignorais tout de Ciels, le sang des promesses, cette pièce créée par Wajdi pour le festival d'Avignon en 2009, qui boucle le quatuor entrepris avec Littoral et qui met en scène une bande de décrypteurs électroniques qui tentent de déjouer un attentat terroriste imminent. Jack Bauer, au secours!

J'ai prévenu mon fils qu'à la moindre tentative d'intimidation théâtrale, je sortais. Le croiriez-vous, deux heures et demie plus tard, j'étais toujours assise dans le cube, les larmes aux yeux, applaudissant à tout rompre les acteurs trempés de sueur. Oubliée la claustrophobie. Disparu le malaise de l'otage. Dissoutes la colère et la peur.

Ne restait plus que l'éblouissement devant un magistral tour de force théâtral mené de main de maître par un artiste engagé, idéaliste, incandescent, dérangeant, à qui l'on pourra sans doute reprocher quelques écarts douteux. Je pense notamment au long monologue d'ouverture dit par Bertrand Cantat, le chanteur de Noir Désir, qui dans un moment de folie a tué sa compagne, la comédienne Marie Trintignant. Wajdi avait-il vraiment besoin de faire appel à la voix de celui qu'il appelle son jumeau émotif? Disons qu'on aurait pu s'en passer. On pourrait aussi reprocher à Wajdi un lyrisme théâtral parfois too much et un penchant pour la tragédie grandiloquente un brin abusive.

En même temps, c'est tout cela qui fait la richesse et la puissance de cet artiste qui est à prendre ou à laisser. Pour ma part, je prends Wajdi comme il est, avec ses provocations, ses fulgurances et ses verrues.

Et puis dans Ciels Wajdi arrive à faire ce saut, quantique ou pas, qui lui permet de renouveler non seulement son théâtre, mais l'expérience théâtrale. Il le fait en s'inspirant de l'ingéniosité visuelle de Robert Lepage et en créant un magnifique dispositif dont Lepage pourrait être jaloux.

On a souvent dit que Lepage faisait du théâtre cinématographique. Wajdi pousse cette démarche encore plus loin. Le cinéma est inscrit dans l'architecture même de Ciels, qui est construite non pas comme une pièce de théâtre, mais comme un scénario de film. Et puis, contrairement à Lepage, dont la virtuosité visuelle tourne parfois à vide, Wajdi déborde de contenu et de choses à dire. Parfois trop même...

Je ne dévoilerai pas les nombreux hoquets et rebondissements de Ciels. Tout ce que je peux dire c'est qu'il y est question de l'islamisme, présenté comme un alibi, et des jeunes d'aujourd'hui, ces fils perdus engendrés par des pères absents ou égarés. Des fils qui ont abandonné les revendications pour adopter la peur et la terreur comme modus operandi. Et parmi eux, un ado québécois, quintessence de l'enfant roi (interprété avec brio par Victor Desjardins), arrive comme un cheveu sur la soupe, grâce au logiciel Skype.

En s'adressant à son père, Victor massacre son français et débite tellement de niaiseries qu'il apporte au drame de l'attentat terroriste imminent, un répit comique salutaire. À travers Victor, c'est à la fois l'impuissance de l'adolescence et la platitude de la petite vie québécoise qui débarque dans la tragédie grecque. Mais surtout à travers lui c'est toute la tendresse et l'humanité de Wajdi qui s'exprime.

En le voyant, j'ai pensé à tous ces jeunes qui dimanche ont envahi avec enthousiasme les balcons du Théâtre Maisonneuve et y sont restés de midi à minuit pour voir les trois pièces de Wajdi qui précèdent Ciels. De mémoire de spectatrice, j'ai rarement vu autant de jeunes communier avec autant de ferveur à un spectacle de théâtre. À la fin de chaque pièce, leurs applaudissements joyeux et bruyants étaient ceux qui habituellement résonnent dans les concerts rock. Pas de doute: pour ces jeunes qui ont peut-être découvert le théâtre grâce aux pièces rock'n'roll de Wajdi, ce dernier n'est rien de moins qu'une rock star. Si c'est le cas, alors il y a de l'espoir. De l'espoir pour l'art, le théâtre, la culture, toutes ces choses souvent malmenées chez nous et qui ne pourront survivre sans l'intérêt et la passion d'une nouvelle génération.

Depuis quelque temps, j'avais l'impression que cette génération s'étiolait, se dispersait, s'acculturait, lentement. Mais je m'étais trompée. Sous le ciel à la fois sombre, désespéré et lumineux d'un artiste qui porte autant le Liban que le Québec en lui, cette génération est peut-être enfin au rendez-vous. Merci Wajdi. Et à tous les directeurs de théâtre en ville, de grâce, remettez vite cette pièce à l'affiche.