Même si on était fatigués et qu'on cognait des clous, même si le patinage artistique, ce n'est pas nécessairement le genre de la maison, on est restés debout, rivés à la télévision comme, sans doute, des milliers de gens. On a compté les minutes et puis les secondes en se trouvant un peu ridicules. Cout' donc, qu'est-ce qui nous arrive? On s'est souvenus qu'il y a un mois ou deux quand sont apparues les premières pubs de Joannie Rochette pour Cold-FX, on a ri un peu. Trop de maquillage, trop d'éclairage. Trop peu de naturel. Mais mardi soir, on ne riait plus. On avait le coeur serré et on avait peur, aussi. Peur que Joannie s'effondre de chagrin avant même d'esquisser les premiers mouvements de son numéro, peur que la perte de sa mère soit tellement grande, qu'elle la paralyse et lui fasse perdre ses moyens. Peur en somme, qu'en s'élançant sur la glace, Joannie soit happée par la mort.

Et puis au retour de la pause, alors qu'on somnolait légèrement devant la télé, Joannie est apparue sur la glace, son visage en un masque de douleur contenue, mais son corps, comme détaché de lui-même et vivant sa propre vie, son corps, léger, libre et gracieux. À ce moment précis avant même qu'elle ne commence sa routine du programme court, je me suis posé la question que des millions de gens se sont sans doute posée en même temps. Qu'est-ce que je ferais à sa place? Est-ce que je serais capable de surmonter une aussi grande douleur pour donner le meilleur de moi-même? Est-ce que j'ai cette force-là, cette détermination, cette discipline en moi? Autant de questions qu'une compétition olympique inspire rarement, sinon jamais aux spectateurs impuissants que nous sommes. Mais avec Joannie, c'est différent. Ce qu'elle vit depuis dimanche, est un drame universel, universellement partagé par tous les êtres humains. Ce qu'elle vit, on le vit avec elle et à travers elle. On a tous une mère. Certains l'ont perdue. Les autres savent qu'un jour, ils vont la perdre et cette certitude, terrible, poignante et inévitable, est ce qui, mardi soir à 23h37, nous liait tous à Joannie.

Les premiers accords tristes du tango La Cumparcita ont résonné dans le silence du Pacific Coliseum. Concentrée au maximum, enfermée sous le verre étanche de sa bulle, vêtue d'une petite robe à paillettes discrètes, son dos tatoué d'une rose, Joannie s'est élancée sur la patinoire et s'est mise à voler, à voler littéralement au-dessus de la glace comme un magnifique oiseau.

L'espace d'un bref instant, la mort et son cortège de malheurs se sont évaporés comme une brume matinale, libérant Joannie du poids de son chagrin et la laissant nous offrir un ballet gracieux, inspiré et sans faille. Et même si son ballet était techniquement moins parfait que celui de la Coréenne Yu-Na Kim, son aspect poignant et la profondeur de son humanité ont temporairement rendu vain le concept même de la perfection.

Le souffle coupé, ébahis et admiratifs, nous l'avons regardée livrer la meilleure performance de sa vie, celle que sa mère ne verrait pas de son vivant, celle diront certains, que sa mère regardait du ciel.

Et puis quand toute l'émotion que Joannie retenait a fini par éclater au grand jour sous les applaudissements de la foule et que l'oiseau magnifique s'est mué en oiseau blessé, ses larmes et ses sanglots sont devenus les nôtres. À minuit moins vingt mardi soir, tout le monde à la maison, les plus vieux comme les plus jeunes, avaient les yeux humides et le coeur ému. Plus tard, Joannie a dit qu'elle se souviendrait de cette soirée toute sa vie. Nous aussi, Joannie. Nous aussi.

 

Photo: Reuters

La solide performance de Joannie Rochette a ému le monde entier mardi. Plus de 1,4 million de Québécois ont syntonisé V ou RDS à 23 h 30 pour regarder la patineuse de l'île Dupas entrer dans la légende.