Pour leur époque, mes parents étaient des gens cool. Des restants d'existentialistes qui avaient lu Sartre, qui connaissaient le cinéma de Godard et qui avaient du goût. Mais va savoir pourquoi, dès qu'ils s'approchaient du tourne-disque, leur «coolitude» se liquéfiait en une flaque de vinyle noire sur laquelle se lamentait toute une nation de chanteurs franco-français qui me tombaient sur les rognons. Ils avaient pour nom Aznavour, Philippe Clay, Reggiani, Guy Béart, Jacques Brel et Mouloudji et, comme le voulait une loi tacite de l'époque, plus mes parents les vénéraient plus je les vomissais.

J'étais trop jeune pour pouvoir leur balancer les 45-tours d'Elvis entre les deux oreilles, mais le jour où quatre gars dans le vent ont explosé au Ed Sullivan Show, j'ai pris ma revanche. Grâce aux Beatles, j'ai pu, pour la première fois de ma vie, affirmer ma souveraineté culturelle face à mes parents et commencé à m'affranchir de leur emprise. Après les Beatles, le déluge. La pile de leurs vieux disques ne faisait tout simplement plus le poids à côté de ma propre collection en pleine expansion, rappel quotidien de ma suprématie sur le pouvoir parental.

Malheureusement, mon triomphe fut de courte durée. Dès la fin des années 60, l'extraordinaire explosion du rock et du pop avait contaminé tout le monde, y compris mes parents que je surprenais certains soirs en train de danser le monkey dans le salon. Bientôt allait naître la première génération qui ne vomirait pas la musique parentale, mais qui au contraire s'y identifierait complètement, redécouvrant les classiques des Stones, des Doors ou de Led Zep comme s'ils avaient été écrits par des jeunots glabres nés hier plutôt que par des dinosaures poilus des années 70.

Cette première boucle bouclée, il restait une dernière révolution à faire: celle où les parents débordés mais cherchant désespérément à rester dans le coup, éliraient leurs enfants au poste de conseiller privé et se soumettraient aveuglément à leurs choix musicaux. C'est mon cas, je l'avoue. Depuis quelques années, je n'ai tout simplement plus le temps de tenir le compte des nouveaux CD qui naissent à toutes les minutes dans le monde. J'ai donc décidé de m'en remettre à mon fils et à son associé, le iPod. J'ignore quand fiston a trouvé le temps de télécharger les 3 254 000 chansons qui figurent sur son iPod. J'ignore comment il fait pour dénicher des perles comme Regina Spektor, Lily Allen ou Florence and the Machine dans l'océan agité et encombré de la pop d'aujourd'hui. Tout ce que je sais, c'est que je dois à fiston la plupart de mes derniers coups de coeur musicaux. Exception faite d'un penchant non partagé pour le métal symphonique finlandais et pour un certain type d'alterno-prog britannique, la musique nous unit avant de nous séparer. Et puis quand j'écoute la musique qu'écoute mon fils, non seulement j'ai le sentiment d'être dans le coup, je suis obligée de me rendre à l'évidence: cet enfant-là a du goût. Pour moi, quelqu'un a dû bien l'élever.