La barbe est hirsute et presque blanche : la barbe d'un vieillard. Les poches sous les yeux sont lourdes et sans doute gonflées par trop de larmes amères et silencieuses.

À la télé hier devant le palais de justice de Montréal, le visage de Claude Robinson portait les stigmates d'un homme éprouvé par le temps et par la cruauté d'une bataille qu'il a livrée pratiquement seul pendant 14 ans contre Cinar, le mini Disney québécois, autrefois un fleuron de la production télévisuelle d'ici.

Le visage de Claude Robinson disait peut-être son épuisement, mais sa voix émue, elle, disait le bonheur, le soulagement, l'apaisement et la libération que lui a procurés sa formidable victoire en cour hier.

Formidable parce que le juge Auclair a reconnu ce que Claude Robinson se tue à répéter depuis 14 ans : à savoir que la maison de production Cinar et ses ex-dirigeants Ronald Weinberg et sa femme, feu Micheline Charest, l'ont bel et bien volé, physiquement et intellectuellement, en plagiant l'histoire, les personnages et les dessins de Robinson Curiosité, la série pour enfants qu'il a imaginée au début des années 80 et qu'il leur avait présentée pour qu'ils l'aident à la vendre aux Américains.

Même si, dans cette histoire, il n'y a pas eu de braquage de banque, c'est bien d'un hold-up intellectuel qu'il s'agit. Le juge l'a reconnu, allant même jusqu'à qualifier les plagiaires de bandits à cravate et les invitant à payer une somme de 5,2 millions en dommages et intérêts à Claude Robinson.

Mais ce n'est pas l'argent qui rendait Claude Robinson fou de joie hier. C'était le sentiment d'avoir retrouvé son oeuvre et, par le fait même, d'avoir retrouvé son identité, son âme, sa spécificité d'humain, son empreinte sur terre.

Pour le commun des mortels, cela peut paraître bizarre. Après tout, perdre une oeuvre ce n'est pas comme perdre 3 millions aux mains de Vincent Lacroix ou d'Earl Jones.

Une oeuvre, c'est d'abord impalpable. Ça jaillit du cerveau, de l'imagination, du coeur. Avec un peu de chance, l'idée qui est le germe de l'oeuvre se développe, grandit, se matérialise et devient un film, un livre, une série pour enfants. Et quand la chance n'est pas au rendez-vous, l'oeuvre ne voit jamais le jour.

L'odieux dans l'histoire de Claude Robinson, c'est que l'oeuvre a vu le jour, mais à son insu. L'auteur l'a découverte un matin en allumant la télé et en voyant un personnage animé qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, mais sur lequel il n'avait plus aucun droit, ni aucune prise. Aussi affolant que de voir un étranger partir avec son enfant sans pouvoir l'arrêter ni même crier au secours.

Pas étonnant que Claude Robinson ait subi un violent choc devant ce vol d'identité, ni que ce choc se soit mué en crise de larmes, en colères, en dépression.

Dans un cas comme celui-là, il n'y a qu'une solution pour ne pas sombrer : se battre. Se battre envers et contre tous, même si l'ennemi est le plus fort et le plus armé. C'est la voie difficile que Claude Robinson a choisie, en intentant une poursuite pour plagiat et pour viol de propriété intellectuelle contre Cinar, une société qui à l'époque valait plus de 100 millions et qui jouissait d'une réputation sans tache.

Vu l'inégalité du combat, les dirigeants de Cinar auraient pu se montrer bons princes, reconnaître leurs torts et acheter la paix en trouvant un règlement à l'amiable. Ils ont préféré tout nier, convaincus qu'ils étaient les plus forts et les plus rusés et que Robinson finirait par se lasser et par rendre les armes. Erreur. Non seulement Robinson a refusé d'abandonner sa cause, mais il en a fait une croisade personnelle.

On l'a traité de fou, de lunatique, d'obsessif compulsif. N'empêche. C'est sa petite poursuite qui a fait éclater l'affaire des prête-noms, ces auteurs fictifs auxquels Cinar avait recours pour obtenir des crédits d'impôt de Téléfilm Canada. Et quand le Bloc québécois a révélé que le fils du président de Téléfilm Canada avait lui-même servi de prête-nom à Cinar, Sheila Copps, la ministre du Patrimoine de l'époque, a été obligée d'instituer une enquête. Les fondations du Disney québécois se sont mises à trembler, ses actions ont dégringolé en Bourse, entraînant dans leur chute des millions puis, des mois plus tard, la démission forcée de Ronald Weinberg et de feu Micheline Charest.

Quatorze ans plus tard, le Disney québécois a été racheté par une société de Toronto, Micheline Charest est morte dans la salle de réanimation de son chirurgien esthétique, son mari est ruiné - ou du moins passablement moins riche qu'il le fut un jour. Le seul gagnant de cette triste histoire est Claude, qui a enfin retrouvé Robinson.