L'avantage d'être une star et de s'appeler Juliette Binoche, c'est qu'on peut pas mal faire tout ce que l'on veut, quand on le veut. Juliette voulait danser et si possible avec un danseur aussi renommé qu'elle. C'est maintenant chose faite. Depuis septembre, Juliette danse avec un dieu de la danse du nom d'Akram Khan sur les scènes des villes du monde, dont Montréal cette semaine.

Ce spectacle à l'éclairage somptueux et à la musique envoûtante m'a fait voir ce que je n'avais jamais vu avant: la différence entre un grand et un vrai danseur, et une néophyte. Juliette est très touchante (et aussi parfois très efficace) quand elle danse avec Akram, mais elle n'est pas une grande danseuse et ne le sera jamais. Son émotion passe par son visage, ses expressions, les tonalités fluctuantes de sa voix. Rarement par son corps.

 

Cette aphasie gestuelle ne m'a pas empêchée de passer une belle soirée en sa charmante présence. Au contraire. J'ai aimé le romantisme et l'accessibilité de la chorégraphie d'In-I et la banalité de cette histoire d'amour mille fois racontée, mais une chose m'a étonnée: l'absence du français, du début à la fin du spectacle.

D'ailleurs, sans Juliette, In-I serait un spectacle entièrement anglo-saxon, battant pavillon britannique. Akram Khan est un Bengali né à Londres. Anish Kapoor, l'artiste et plasticien indien qui a conçu le décor, a été formé en Angleterre, où il vit depuis plus de 30 ans. La musique est de Philip Sheppard, un autre Brit. Les textes sont en anglais. Quant à l'idée même de ce spectacle, c'est une commande du National Theater de Londres. Bref, plus anglo que ça, tu deviens reine d'Angleterre.

Et pourtant, si depuis sa création à Londres, ce spectacle a pu traverser la Manche, puis l'océan Atlantique et bientôt le golfe Persique, c'est grâce à la France. C'est en effet la France, par l'entremise de Culturesfrance (une agence gouvernementale chargée de faire rayonner la culture française dans le monde), qui finance une tournée internationale qui coûte un bras et une barge.

Pourquoi ça coûte si cher alors que Juliette et Akram ne sont que deux sur scène? Parce que les deux sont accompagnés d'un mammouth de 1,3 tonne: un mur motorisé sur rails dont la structure de métal haute de 29 pieds ne peut que voyager par cargo. Et comme le cargo n'est pas le moyen de transport le plus rapide, il a fallu fabriquer un deuxième mur de même dimension et l'envoyer à Abou Dhabi pendant que son jumeau prenait la direction de Montréal.

Ceci explique en partie cela, mais ne nous apprend pas pourquoi la France paie la note et quel intérêt elle retire à faire rayonner un show dans la langue de Shakespeare commandé par le théâtre national britannique?

À cette question, l'attaché culturel français a souri et a répondu mi-sérieux, mi-blagueur; bienvenue en Europe. De ce que j'ai compris, ce qui compte pour la France c'est que Juliette Binoche a eu envie de danser avec un chorégraphe britannique et qu'elle a maintenant envie de présenter le spectacle au monde entier. Aussi simple que ça.

Ce que Juliette veut, la France le veut aussi et Culturesfrance le veut encore plus fort. Et tant pis si ça coûte cher et si ça parle anglais, pourvu que ça fasse briller l'étoile de Juliette, et donc de la France, dans le monde.

Inutile de dire qu'en France, certains ont trouvé cette générosité gouvernementale un brin excessive. C'est le cas d'un journaliste du Nouvel Obs qui a déploré publiquement l'unilinguisme du projet.

«Quand un spectacle est envoyé de par le monde par Culturesfrance, et qu'on gémit devant la récession du français, il y aurait une certaine dignité, un certain panache, à le produire dans notre langue. Ce n'est pas déshonorant de parler encore la langue de Molière et de la donner à entendre aux publics de l'étranger», a-t-il écrit.

Le journaliste n'avait pas entièrement tort. Rien n'interdisait que cette rencontre entre deux univers, deux sensibilités, deux sexes se fasse, en partie du moins, dans les deux langues.

Ce fut ma première réaction, réaction aggravée quand j'ai appris que l'intoxication à l'anglais est telle en France que le distributeur français du film québécois Tout est parfait, vient de sortir le film sous le titre tellement plus branché Everything is Fine. Décidément...

Puis, je me suis mise à penser qu'au Canada, les deux programmes qui s'occupaient du rayonnement de notre culture à l'étranger ont été abolis par le gouvernement conservateur sans être remplacés. Cette pensée m'a ramenée à Juliette et à la chance qu'elle avait d'être née dans un pays qui est prêt à la soutenir et à l'accompagner en tant qu'artiste même dans ses projets les plus improbables et ses caprices les plus fous.

J'en ai conclu qu'au lieu de se demander si Juliette devait se produire anglais ou en français, on ferait mieux de profiter de son passage à Montréal pour nous rappeler que des organismes comme Culturesfrance existent ailleurs et que leur exemple mérite d'être imité. Quand la France fait des bons coups, il faut les célébrer. Et quand elle déconne en préférant Everything is Fine à Tout est parfait, il faut le dénoncer. Un jour, ils vont finir par comprendre.