Pendant 19 ans, j'ai cru à tort que Monique Lépine détenait la clé. Qu'elle savait au plus profond d'elle-même ce qui avait poussé son fils à perpétrer l'abominable carnage de Polytechnique et qu'un jour, elle nous l'expliquerait. Je me rends compte aujourd'hui que c'était beaucoup en demander à une femme trop blessée qui, sous l'emprise de la culpabilité, n'avait pas la distance nécessaire pour être lucide.

En fin de compte, Monique Lépine n'en savait pas plus que nous tous sur les motivations qui ont poussé son fils à la folie meurtrière. Par moments, elle en savait même moins.

 

C'est l'étrange constat qui ressort du livre que Monique Lépine a rédigé avec le journaliste de TVA Harold Gagné et qui vient de paraître sous le titre Vivre. Bien que j'aie lu ce livre d'une traite, j'avoue qu'il a soulevé en moi des sentiments ambivalents. D'un côté, j'ai apprécié le caractère quasi historique du «coming-out» de Monique Lépine, la première mère d'un tueur qui ose prendre la parole sur la place publique.

Habituellement les mères qui ont mis au monde des tueurs sont des figures fantomatiques écrasées par le poids de la honte qui, au prix d'atroces souffrances morales, meurent en silence, et cela bien avant leur trépas. Que Monique Lépine ait choisi la parole plutôt que le silence, acceptant par le fait même de s'exposer au feu brûlant des projecteurs, force l'admiration.

D'un côté donc, j'apprécie son courage. J'apprécie aussi son côté rebelle. Voilà une femme qui, de toute évidence, refuse avec l'énergie du désespoir d'être uniquement perçue comme la mère d'un tueur. Voilà une femme qui veut reprendre possession de sa vie.

Ce que j'apprécie moins par contre, c'est le nombrilisme, voire le narcissisme d'une femme qui, pendant les 140 premières pages d'un livre de 270 pages, ne parle pratiquement que d'elle, encore et toujours elle. Tant et si bien qu'on passe la moitié du livre à chercher Marc Lépine et à ne trouver qu'une mère dont l'égoïsme exacerbé nie à nouveau l'existence de celui qui a souffert de son manque d'intérêt et d'attention jusqu'à la folie.

En même temps, et il faut lui accorder ce mérite-là, Monique Lépine n'essaie pas de se faire passer pour la bonne mère qu'elle n'a pas été. Elle avoue sans ambages qu'elle n'a pas été une mère aimante et à l'écoute de ses enfants. La plupart du temps, elle les a abandonnés à des gardiennes, faisant passer son travail, ses amants, son besoin de liberté, ses problèmes personnels avant l'équilibre affectif de ses petits.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Monique Lépine ne manque pas de franchise. Reste qu'au plan purement factuel, elle ne nous apprend rien que nous n'ayons lu dans les journaux dans les jours qui ont suivi la tragédie. À cet égard, le dossier de son divorce avec Rachid Gharbi, rendu accessible en 1976, est une aussi bonne mine de renseignements que le livre.

Depuis son mauvais départ dans la vie sous l'emprise d'un père violent et misogyne qui a battu femme et enfants avant d'abandonner sa famille, en passant par la nature asociale du tueur, ses complexes, son acné chronique, ses rapports difficiles avec les filles, son délire de grandeur, tout ce que Monique Lépine raconte au sujet de Gamil Gharbi qui, à 14 ans, est devenu à sa demande, Marc Lépine, était consigné dans le dossier du divorce.

Une seule exception au tableau: ce soir d'été à Pierrefonds où, après une querelle avec Nadia, la soeur aînée qui l'abreuvait de sarcasmes, Marc Lépine a creusé dans le jardin, au clair de lune, un trou de la taille d'une tombe pour y enterrer sa soeur, allant jusqu'à confectionner une pierre tombale avec le nom et la photo de la gamine.

En découvrant son fils recueilli devant cette tombe, Monique Lépine y a vu un geste de mauvais goût plutôt que de pure folie. Mais en repensant à cette scène et à d'autres événements isolés, elle émet l'hypothèse la plus intéressante du livre. À savoir qu'en tuant les 14 étudiantes de Polytechnique, Marc Lépine ne visait pas les féministes ni ces jeunes femmes à qui l'avenir souriait, mais plutôt sa mère et sa soeur. N'ayant pas le courage de s'attaquer à celles qu'il estimait être la source de son malheur, Lépine aurait déversé son trop-plein de haine sur de pures étrangères.

C'est une hypothèse des plus plausibles qui confirme une fois de plus que la misogynie de Marc Lépine tirait sa source d'une dysfonction intime et familiale et non d'une idéologie politique.

En d'autres mots, si Lépine a cherché à punir quelqu'un d'autre que lui-même ce funeste 6 décembre 1989, ce n'était pas les féministes, mais bien sa mère et à des degrés divers, sa soeur Nadia, deux femmes trop absorbées par elles-mêmes pour voir grandir le monstre dans leur maison.

Mais l'heure n'est plus aux jugements. S'il y a une chose que nous apprend le livre de Monique Lépine, c'est que la détresse psychologique d'un enfant ne fait pas toujours beaucoup de bruit. Mais pas entendue, pas reconnue et pas soignée, cette détresse devient une maladie qui fait de terribles dégâts et détruit des vies.

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