«Quand je vois un bébé dans l'eau qui va se noyer, j'arrête de shooter et je le tire de là. Certains collègues font pareil, d'autres pas. Je ne les juge pas, c'est leur choix. Est-ce que je rate une bonne image? Si c'est le cas, ça m'est égal.»

C'est ce que raconte un photographe de l'Agence France-Presse (AFP), Aris Messinis, qui s'est rendu en Grèce où des centaines de réfugiés s'échouaient sur la plage après avoir traversé la Méditerranée sur des rafiots pour fuir leur pays en guerre.

Dans un livre poignant, 78 journalistes et photographes de l'Agence France-Presse racontent leurs expériences dans un texte de quelques pages. Qu'auriez-vous fait à ma place? vous lance en pleine figure les questions qui les interpellent.

Qu'auriez-vous fait à ma place? Sacré titre. Seriez-vous resté accroché à votre appareil en vous disant que l'image d'un enfant qui se noie vous vaudra peut-être le prix de la meilleure photo de l'année?

Quant à moi, la question ne se pose même pas. Vous vous jetez à l'eau et vous oubliez votre foutue photo.

Le président de l'AFP, Emmanuel Hoog, signe la préface du bouquin. Il a demandé à ses journalistes et photographes de mettre de côté leur sacro-sainte objectivité et d'abandonner leur style froid et concis. Son mot d'ordre : parlez au je et étalez vos états d'âme, vos peurs, vos dilemmes éthiques.

«Les deux seules règles, précise Emmanuel Hoog, sont d'être intéressant et d'écrire avec son coeur et ses tripes.»

Message reçu par Will Vassipoulos, qui a été 13 fois à Lesbos, en Grèce, pour raconter des histoires de réfugiés extirpés de la mer. Il pique une crise noire quand il apprend que son reportage a été censuré.

«Quand je vois la version finale de mon reportage, j'explose de rage. Les éditeurs ont coupé les images de la réanimation. Trop dur pour les clients. Trop dur? Mon cul! Nous sommes des journalistes. Notre travail, c'est de montrer ce qui se passe. Et ce qui se passe à Lesbos, c'est ça. Pas seulement aujourd'hui. Tous les jours. Pourquoi empêcher le monde de le voir? Oui, je veux vous choquer! Mais seulement pour vous faire comprendre ce qui se passe ici. J'ai la haine.»

Qu'est-ce qui l'habite? La haine? Ou l'impuissance qui finit par user le plus endurci des journalistes?

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«Le journalisme, dit Emmanuel Hoog, n'est pas une science exacte.»

C'est tellement vrai. Il faut se débrouiller avec les moyens du bord, improviser, s'ajuster, travailler dans une anarchie qui frise parfois l'apocalypse et trouver une façon, peu importe laquelle, de sortir la nouvelle... les premiers.

Les journalistes sont obsédés par la primeur. Il faut dire que l'AFP est une agence de presse, une des plus grosses au monde avec 1500 journalistes répartis dans 150 pays. La concurrence est féroce.

À travers les anecdotes habilement racontées par l'AFP, le lecteur découvre de grandes vérités sur le métier, comme le phénomène des vautours quand une armée de journalistes se jette sur une nouvelle, sans oublier le chaos inhérent aux guerres, révolutions et autres désastres naturels. Quand tout se détraque sur fond de misère humaine et de détresse.

Tout est là, dans le livre. Les problèmes de logistique qui bouffent une bonne partie de nos énergies : comment se déplacer, où trouver de l'essence, de la nourriture, où dormir, comment transmettre nos textes quand l'internet est à chier. Courir le jour, écrire le soir, s'écrouler de fatigue sur son lit et recommencer le lendemain.

L'AFP ne cache aucun travers du métier. À Manille, des journalistes prennent des photos d'une femme qui serre dans ses bras son ami qui vient d'être abattu. La ville vit des heures sombres où la violence fait de nombreuses victimes. La femme crie aux journalistes : «Arrêtez de prendre des photos, venez m'aider!»

«Certains obtempèrent, s'arrêtent de photographier, écrit Noël Celis. Nous sommes nombreux à nous demander tout à coup pourquoi nous sommes là. Nous nous sentons comme des vautours.»

Pas besoin d'être à Manille pour se sentir vautour.

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Dans le livre, il n'y a pas que des drames et des guerres.

On y retrouve de tout : une course de vélo au Gabon, du surf polaire en Norvège, la fabrication de statuettes pour les Oscars...

Dans un texte hilarant, «Gang-Bang chez les rois du pétrole», la journaliste Sim Sim Wissgott raconte la folie qui s'empare de ses confrères lorsqu'ils couvrent une conférence de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Chaque micro-déclaration, chaque haussement de sourcils d'un ministre est décortiqué, car il peut provoquer une dégringolade des cours de la Bourse. Tous les journalistes s'agglutinent autour de ces hommes puissants pour leur arracher un mot, une phrase.

«J'ai vu, une fois, un malheureux touriste, venu réclamer sa note d'hôtel au mauvais moment, se faire littéralement crucifier contre le comptoir de la réception pendant qu'un quelconque ministre du Pétrole, ses gardes du corps et une douzaine de reporters déboulaient dans le hall comme des barbares en renversant tout sur leur passage. [...] Ici on réalise vraiment à quel point les journalistes peuvent se transformer en quelques secondes en une meute de chiens sauvages. »

Sans commentaire.

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Sammy Ketz est directeur du bureau de l'AFP à Beyrouth. Il a vécu les deux guerres civiles, libanaise et syrienne, où «l'anormalité devient la règle».

Un médecin lui a expliqué qu'on pouvait «s'émerveiller de cette capacité à vivre. C'est positif, car cela montre que l'instinct de vie est plus fort que celui de la mort. Mais en même temps, cela signifie qu'on peut infliger la pire des choses aux gens et qu'ils l'acceptent».

Terrible vérité qui explique peut-être pourquoi il y aura toujours des guerres.

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Qu'auriez-vous fait à ma place?

Éditions des Arènes-AFP

Paris, 2017

Le livre paraîtra au Québec le 1er novembre.