8 h 30, Bruno Masson arrive avec des cafés et une pile de serviettes de table « au cas où je pleure ».

Il sourit, le même sourire désarmant que son père, Claude Masson, ancien éditeur adjoint de La Presse qui est mort avec sa femme dans l'écrasement de l'avion d'EgytpAir dans la nuit du 31 octobre 1999.

« Vous avez lu les nouvelles ce matin ?

- Oui, j'ai tout vu, répond Bruno Masson. C'est similaire. »

Les similitudes entre l'écrasement de l'Airbus A320 mardi et celui de l'appareil d'ÉyptAir sont troublantes. Les copilotes ont manoeuvré pour que leur avion s'écrase, le premier dans les montagnes escarpées des Alpes françaises, le second dans les eaux froides de l'Atlantique. Dans les deux cas, les passagers ont vécu l'horreur.

Dimanche 31 octobre 1999 à 7 h du matin, le téléphone a déchiré le silence de l'appartement où Bruno dormait depuis peu. La veille, il avait fêté l'Halloween avec des amis. Il s'était couché à l'aube.

Bruno a regardé l'afficheur. C'était La Presse. Au bout du fil, l'adjointe de son père. Il se souvient de ce qu'elle lui a dit, mot pour mot.

« L'avion de M. Masson est tombé.

- Hein ? Tombé ?

- Oui, ça va commencer à sortir. »

C'est à cet instant précis que la journée la plus cauchemardesque de la vie de Bruno Masson a commencé.

« J'ai ouvert la télé, j'ai regardé CNN, puis j'ai appelé mon frère. »

Bruno avait 30 ans, Philippe 33.

Phillippe s'est précipité chez Bruno. Les deux frères se sont jetés dans les bras l'un de l'autre. Le téléphone sonnait sans arrêt, les amis affluaient. EgyptAir les a appelés : « On ne peut pas confirmer à 100 % que vos parents étaient dans l'avion. »

Les frères caressaient un espoir ténu, fou. « On se disait qu'ils n'étaient peut-être pas montés dans l'avion, qu'ils avaient passé une nuit à New York avant de s'envoler vers Le Caire. Mon père était tellement fatigué. »

La journée a pris des allures chaotiques. Les annonces de la mort de M. Masson et de sa femme tournaient en boucle à la radio et à la télévision.

« J'avais des crises. Il y avait 10 ou 12 personnes dans mon salon. J'allais dans ma chambre, puis je me disais : «C'est vrai, ils ne sont plus là.» C'est le deuil qui commence. »

Bruno prend une serviette de table et s'essuie les yeux.

L'entrevue se déroule au 32e étage d'une tour de bureaux du centre-ville avec une vue à couper le souffle sur Montréal et le fleuve. Mais Bruno, trop pris par ses souvenirs, n'a pas un seul regard pour les gratte-ciel ou les eaux tranquilles du fleuve. Il revit la mort de ses parents, le choc, le deuil.

Les Masson formaient une tribu tricotée serré. L'été, Philippe et Bruno passaient leurs week-ends avec leurs parents dans le chalet familial. Mme Masson concoctait le repas du samedi soir pour la famille et les amis qui se réunissaient autour de la table.

À cette époque, Bruno voyageait beaucoup pour son travail : des allers-retours en avion, surtout en Amérique latine. « Pendant mes absences, ma mère venait chez nous. Elle arrosait mes plantes et elle me laissait des plats dans le frigo. Elle était tellement dévouée. »

Le jour de leur départ pour l'Égypte, Bruno les a reconduits à l'aéroport. « Mon père ne voulait pas que je les accompagne au comptoir. Il m'a dit : «Tu es occupé, laisse-nous ici.» »

Bruno les a déposés devant les portes de l'aéroport. Ils se sont dit au revoir au milieu des taxis et des passagers pressés. Mme Masson pleurait. « Pourquoi ? De voir mon père aussi fatigué ? D'aller en Égypte ? De nous laisser pendant deux semaines ? Je ne le sais pas. »

Il n'a jamais revu ses parents.

Le deuil a commencé, long, étonnamment douloureux. Philippe s'est installé chez Bruno avec sa femme pendant une semaine ou deux.

« La première heure, les premiers jours, le premier mois, les six premiers mois, la première année, c'est comme ça, explique Bruno. Pour moi, ç'a été extrêmement difficile. Tu as 30 ans, tes deux parents, c'est rough. Au début, tu ne dors presque pas. Je faisais des rêves, c'était quasiment de l'hallucination. J'étais dans un party et mes parents arrivaient. Pendant un an ou deux, j'ai été complètement déstabilisé. Je me demandais : «Est-ce que je vais retrouver le bonheur un jour ?» »

Philippe aussi a vécu le deuil comme un coup de poing.

Bruno m'a donné son numéro de téléphone. Je l'ai appelé.

« La mort de mes parents a bouleversé ma vie, m'a-t-il dit. J'étais marié depuis deux mois. J'ai divorcé. Normalement, j'aurais dû avoir des enfants. J'ai vécu ça seul, je me suis senti abandonné. Je suis orphelin. »

Les frères ont vidé le condo de leurs parents. Ils se promenaient au milieu des souvenirs comme des naufragés.

Six mois après la mort de ses parents, Bruno a quitté son travail. « Les contraintes d'un emploi, l'obligation d'être performant, c'était difficilement conciliable avec l'état dans lequel j'étais. »

Il ne voulait plus prendre l'avion. « J'avais une certaine peur. J'étais conscient des bruits, des mouvements. Même aujourd'hui. On reste marqué. »

La vie a repris son cours avec le vide, « le déracinement et l'absence ».

Les autorités américaines ont fouillé les profondeurs de l'océan à la recherche des débris. Bruno a envoyé des preuves d'ADN : les brosses à cheveux de ses parents, leurs empreintes dentaires.

Plusieurs mois plus tard, Bruno a reçu trois cartables d'environ 1000 pages chacun avec des photos des débris repêchés dans le fond de l'océan : du linge, des bouts de valise, des objets. Il a tourné les pages du cartable. Il a reconnu les shorts mauves « que juste mon père pouvait porter ». Les frères ont récupéré quelques objets.

En 2002, trois ans après la tragédie, Bruno était en plein déménagement lorsque son téléphone a sonné. C'était la médecin légiste américaine.

« Nous avons formellement identifié vos parents, lui a-t-elle dit. Comment voulez-vous recevoir les restes ? »

Des restes d'os et de chair.

Bruno tenait un meuble dans ses mains. La conversation a été brève. Les frères avaient le choix entre le formol et l'incinération. Ils ont choisi l'incinération.

En 2002, le National Transportation Safety Board a déposé son rapport sur les causes de l'accident. Le copilote aurait provoqué l'écrasement. Il était seul dans la cabine, il a débranché le pilote automatique et réduit le régime des réacteurs. Pendant que l'avion piquait du nez, le copilote répétait : « Je m'en remets à Dieu. »

L'avion a frappé l'eau à toute vitesse.

L'Égypte a contesté les conclusions, affirmant que l'accident était plutôt dû à un problème avec la queue de l'avion. Bruno a lu le rapport. « J'étais pas mal impliqué. »

Les frères ont entamé des poursuites judiciaires. « On s'est mis ensemble avec les autres familles canadiennes. On a embauché un avocat américain. Ils nous ont fait une offre ridicule. On a finalement décidé de fermer le dossier et d'accepter le dédommagement, qui ne valait pas grand-chose. »

Le temps a passé, le temps qui arrondit les angles et engourdit la douleur.

Aujourd'hui, Bruno est heureux, malgré le deuil et « l'absence qui frappe ». Il a deux enfants de 8 et 10 ans. Il ne prend jamais l'avion avec sa femme. En mai, ils partent en vacances à Berlin en amoureux. Ils vont voler dans des avions différents à l'aller et au retour. « Je ne veux pas que mes enfants vivent la même chose que moi. »

Parfois, les souvenirs remontent à la surface. Cette semaine, Bruno a tout lu sur l'écrasement de l'Airbus A320. « J'ai regardé les photos, j'ai vu les familles. »

Au fil des ans, le souvenir de la mort de ses parents s'est estompé. Il s'est senti « cheap » de les « oublier ». Mais depuis un an, il pense à eux « presque quotidiennement ».

« Pourquoi ?

- Je ne sais pas. J'aurais tellement voulu qu'ils connaissent mes enfants. Ils auraient fait des grands-parents... J'aurais tellement aimé leur dire des choses...

- Qu'est-ce que vous auriez aimé leur dire ?

- Merci, j'ai eu une enfance incroyable. Merci pour tout ce que vous m'avez donné. »

Il attrape une serviette de table, la dernière, pour éponger ses yeux. Il a passé à travers la pile.

EGYPTAIR 990

> 31 octobre 1999, le vol d'EgyptAir 990 fait la liaison New York-Le Caire.

> Il s'écrase dans l'océan Atlantique 42 minutes après le décollage.

> À bord, 217 occupants. Il n'y a aucun survivant.

> En 2002, le National Transportation Safety Board produit son rapport. Le copilote aurait provoqué l'écrasement.