En lisant la nouvelle, je me suis dit: «Quel con!» Je parle du journaliste français Roger Auque* qui a couvert le Liban et l'Irak quand ces pays étaient à feu et à sang, de cet homme intrépide qui prenait des risques insensés. Il a été enlevé en 1987 au Liban par le redoutable Hezbollah. Dix mois d'enfermement, dix mois à vivre dans la peur d'être abattu par ses ravisseurs. Son passé d'otage le hantera jusque sur son lit de mort.

Dans les derniers mois de sa vie, il a écrit un livre**, une sorte de testament à saveur de confession. Il se mourait d'un cancer du cerveau. Il a demandé à un journaliste et ami, Jean-Michel Verne, de recueillir ses propos. Il dévoile un pan caché de sa vie: il était non seulement journaliste, mais aussi espion pour le Mossad, les services secrets israéliens.

Il l'a fait pour l'argent. Pas pour une cause noble ni pour des raisons idéologiques. L'argent, point. «À chaque fois, j'encaissais l'équivalent d'un mois de salaire», précise-t-il. Il se qualifie lui-même de mercenaire.

Il a cette phrase étonnante. «Je ne suis nullement gêné par cette révélation, d'autant qu'aujourd'hui «tout ça m'est bien égal», comme dirait Édith Piaf. Et... «rien de rien, je ne regrette rien».»

Pourquoi cette révélation qui peut mettre à risque les journalistes qui travaillent dans des zones dangereuses? Le Hezbollah, le régime syrien de Bachar al-Assad ou les services secrets pakistanais, pour n'en nommer que quelques-uns, ne se gênent pas pour accuser les journalistes d'être des espions. C'est leur accusation préférée pour les arrêter ou les jeter en prison.

En 2006, pendant la guerre au Liban, j'étais allée dans le quartier chiite de Beyrouth bombardé par Israël. Je me promenais depuis quelques minutes lorsqu'un homme en jeans et t-shirt armé d'un revolver m'a arrêtée. C'était un type du Hezbollah. Il m'accusait d'être une espionne, il voulait me confisquer mon calepin de notes. Je me suis dit qu'il était complètement parano. Moi, une espionne? Voyons donc.



Avec ses révélations, Auque renforce cette paranoïa. Auque était un espion! Pourquoi pas les autres journalistes?

Est-ce qu'Auque était conscient de l'impact de ses révélations sur le travail de ses confrères? J'ai posé la question à Jean-Michel Verne. «Ils n'ont pas besoin de Roger Auque pour couper la tête des gens, m'a-t-il répondu. C'est une idiotie de dire ça.»

Verne va plus loin. Les journalistes qui partent à l'étranger ont des «échanges informels avec les services secrets. C'est une pratique courante, un secret de polichinelle».

- Et ils se font payer?

- Non. Être rémunéré, c'est autre chose, ça reste marginal, mais Roger n'était pas le seul.

Si c'est vrai, je plains les journalistes français.

Auque ne faisait pas qu'espionner pour les services secrets israéliens et français. Il avoue qu'il «écrivait souvent des choses qu'[il] ne pensai[t] pas, histoire de rendre service à [ses] informateurs qui [lui] renvoyaient l'ascenseur».

Non, mais quel con.

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Roger Auque adorait l'argent, le luxe, les femmes, les parties de jambes en l'air. «J'aimais trop claquer des fortunes avec les filles dans les meilleurs restaurants avant nos étreintes folles dans les immenses lits des palaces», a-t-il confié à Verne.

Au milieu des années 2000, Auque commence à en avoir ras le bol du métier de journaliste. Il est essoufflé, blasé. «De retour à Beyrouth, je m'enfonce peu à peu dans une profonde dépression.»

C'est à cette époque que je l'ai croisé. On avait parlé pendant une couple d'heures. C'était en 2007, à Beyrouth. C'est le Roger Auque apaisé et fatigué que j'ai rencontré. Il m'avait expliqué le Liban avec passion, ce pays tellement compliqué, avec ses 18 religions et son éternelle capacité à s'entretuer et assassiner ses hommes politiques sans économiser la dynamite.

Il m'avait aussi parlé de sa captivité. En fait, c'est moi qui lui avais posé la question. «Était-ce si terrible?» «Oui», m'avait-il répondu. Il avait une bible en anglais, il la lisait tous les jours. Quand le Hezbollah l'a relâché, il était devenu croyant.

Je l'avais écouté avec respect. Il m'avait touchée. Sa vulnérabilité? Peut-être. Jamais je n'aurais imaginé que ce «grand» journaliste était un espion sans scrupule.

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Il n'éprouvait que du mépris pour ses collègues journalistes. Dans son livre, il ne lésine pas sur les qualificatifs: frustrés, envieux, pisse-vinaigre, déontologues minables.

En 2009, il devient ambassadeur de France en Érythrée. Il utilise sans gêne ses contacts politiques et son amitié avec Nicolas Sarkozy pour décrocher ce poste payant qui s'accompagne d'un décorum qui flatte son ego.

C'est là, en Érythrée, dans son grand bureau d'ambassadeur, qu'il ressent les premiers symptômes de son cancer: les mots qui se dérobent, les membres qui s'engourdissent, sa «main inerte qui ne bouge plus, qui n'écrit plus, qui ne sent plus». C'était en décembre 2011.

Dans les derniers mois de sa vie, il éprouvait une grande colère, celle de ne pas avoir été reconnu pour ses «exploits» journalistiques.

Il éprouvait une amertume profonde, m'a dit Jean-Michel Verne. Il se sentait abandonné par la France. «Il avait l'impression qu'il n'était plus rien.»

Il est mort en septembre 2014. Il avait 58 ans. Triste fin.

* Auque a écrit 16 articles pour La Presse de 1985 à 2004 et il a été le correspondant de Radio-Canada à Bagdad et au Liban.

** Roger Auque et Jean-Michel Verne, Au service secret de la République, Fayard.