Drôle de livre. Fascinant et agaçant. Dans Dans la peau d'une djihadiste*, une journaliste française, Anna Erelle, décrit son recrutement par un combattant du groupe armé État islamique (EI), tout en nous assommant avec ses états d'âme.

L'histoire est simple: Anna Erelle a créé un personnage fictif sur Facebook, Mélanie, une Française de 20 ans un peu paumée, convertie à l'islam depuis un an, qui promène sa vulnérabilité et son vague à l'âme sur les réseaux sociaux. Un djihadiste français, Abou Bilel, la repère rapidement. Il se bat en Syrie avec l'EI. Ils échangent des messages. Bilel, redoutable guerrier, tombe amoureux de Mélanie en 48 heures. Il la bombarde de messages.

Il veut lui parler sur Skype. Anna Erelle troque alors son jeans contre un voile et une longue tunique noire et se transforme en Mélanie. Bilel l'appelle sans arrêt, il veut l'épouser. Il la conjure de venir le rejoindre en Syrie, où la vie, dit-il, est formidable. Il l'appelle «mon bébé», «ma lionne».

Anna Erelle peaufine le personnage de Mélanie. Elle lui invente une famille, un passé. Bilel doit y croire. S'il la démasque, tout tombe à l'eau. Quand Anna/Mélanie parle à Bilel, elle prend une voix ingénue, quand elle lui écrit des messages sur Facebook, elle fait volontairement des fautes d'orthographe.

Anna Erelle croit tellement à sa Mélanie qu'elle en parle à la troisième personne, comme si elle existait vraiment. D'ailleurs, un confrère lui dit: «Tu t'es vraiment dédoublée, en réalité... Je n'avais pas perçu à quel point l'exercice était périlleux.»

Un collègue prend des photos quand elle minaude devant Bilel. Dans le livre, elle s'interroge: «Dois-je être honteuse de m'être prêtée à cet exercice? Je suis quelqu'un de pudique, et la nausée m'envahit devant ces images, dont l'attitude, bien que jouée, m'appartient.»

Pudique? Peut-être, mais pas dans son livre. La nausée? Le mot est fort. Elle a honte d'être Mélanie, de berner Bilel et de flatter l'ego surdimensionné de ce djihadiste «dragueur». Et alors? C'est le coeur de son reportage. Je ne comprends pas ses scrupules.

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Anna Erelle doit partir en Turquie à la frontière de la Syrie. Elle veut suivre la filière de recrutement le plus loin possible. C'est là que s'arrêtera son reportage, mais son plan échoue. Elle n'ira pas plus loin qu'Amsterdam. Quand elle se rend compte que son histoire prend l'eau, elle se tape une cuite mémorable. «Je stresse, je bois, je perds pied», écrit-elle. Elle se saoule lors d'une soirée et elle frappe un vigile qui réagit en la giflant. Que vient faire cette anecdote échevelée dans son enquête?

Tous ces couacs m'ont fait décrocher. Pourtant, l'idée est drôlement intéressante: se faire passer pour une femme vulnérable convertie à l'islam que les djihadistes peuvent cueillir sur Facebook avec des promesses. Le djihad numérique, les filières de recrutement. Comment un homme comme Bilel réussit-il à tromper les filles et à leur faire miroiter une vie de pacha en Syrie? Par où passent ces jeunes qui quittent la France par centaines?

Le livre est d'autant plus décevant que Bilel n'est pas du menu fretin. Il est le Français le plus proche du grand leader de l'EI, Abou Bakr al-Baghdadi. Anna Erelle avait un sujet en or, elle l'a noyé dans ses états d'âme et ses anecdotes champ gauche. Finalement, elle ne tire pas grand-chose de Bilel, à part son obsession pour Mélanie. Il se vante, il parle de ses exploits et il est obsédé par les sous-vêtements féminins. «Sous ta burqa, tu dois porter ce que tu veux, lui dit-il. Des porte-jarretelles, des bas résille... Tu aimes les jolis dessous, mon bébé?»

Le jour, Bilel se bat, coupe parfois des têtes; le soir, il fantasme sur Mélanie.

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Je me suis posé la question: coudon, est-ce vrai? Anna Erelle en a-t-elle inventé des bouts pour mieux vendre son livre? En mai, son enquête a été publiée dans Paris Match. Elle l'a signée d'un pseudonyme. Anna Erelle est un nom fictif. Lorsque Bilel a découvert que Mélanie n'existait pas, il a pété les plombs. Une fatwa a été lancée contre elle.

Je lui ai parlé au téléphone, hier.

«Est-ce que Bilel connaît votre vrai nom?

- Je l'ignore, mais son entourage sait que je suis journaliste.

- Est-il encore vivant?

- Je ne sais pas.

- Qu'avez-vous appris de plus important dans cette enquête?

- Le combat de ces hommes n'a rien à voir avec la religion. Ils font du djihad une mode qui attire les jeunes filles.

- Bilel est un dragueur à la tête brûlée?

- C'est un homme aigri, très revanchard. Il est habité par des sentiments noirs. Il veut être respecté et avoir des femmes.

- Êtes-vous sous protection policière?

- Oui, depuis l'attentat de Charlie Hebdo.

- Et votre travail?

- C'est difficile, je suis bloquée.»

Les journaux qui lui donnent des piges ne veulent plus qu'elle écrive sur les groupes djihadistes. Trop dangereux.

Son enquête s'est déroulée au printemps 2014, deux mois avant l'avancée fulgurante de l'EI, qui a conquis une partie de l'Irak et de la Syrie.

En France, son livre a été bien accueilli. Dans la foulée des attentats contre Charlie Hebdo, le public français a développé une hypersensibilité pour les sujets liés au terrorisme.

L'enquête d'Anna Erelle nous permet de lever le voile, un tout petit voile, sur la mentalité d'un combattant, sa vision du monde, ses méthodes de recrutement. Il s'agit d'un seul djihadiste, c'est vrai. N'empêche, ce rapide coup d'oeil est intéressant. Le livre vaut le détour, malgré tout.

* Anna Erelle, Dans la peau d'une djihadiste, éditions Robert Laffont, 2015.