J'avais 16 ans et je regardais l'émission de Pierre Nadeau à Radio-Canada, Format 60.

J'étais fascinée par ce grand reporter qui sillonnait la planète, subjuguée par ses entrevues musclées, son impertinence courtoise et son aplomb quand il balançait une question corsée à un invité.

Je fixais l'écran et je me disais: «Je veux être journaliste.»

C'était au milieu des années 70.

Vendredi, Radio-Canada a diffusé un documentaire sur sa carrière. Les images d'archives étaient fascinantes. Nadeau, avec sa gueule de jeune premier, en train d'interviewer le président Duvalier en Haïti, Nadeau au Viêtnam, en Israël, en Rhodésie, au Liban, Nadeau qui nous raconte la guerre en nous regardant droit dans les yeux.

Dans le documentaire, les grands reporters de Radio-Canada Jean-François Lépine et Raymond Saint-Pierre sont unanimes: Nadeau a été le plus grand journaliste du Québec. «Il a inventé un style d'entrevue agressive, combattante», explique Lépine.

À l'époque, on appelait ce style le hot seat.

On voit Nadeau interviewer Dédé Desjardins, un chef syndical qui avait instauré un régime de terreur sur les chantiers de construction. «J'ai une petite question désagréable à vous poser», lui dit Nadeau, sourire en coin.

La courtoisie, toujours.

Desjardins ne répond pas. Nadeau le relance: «Ou vous ne dites pas la vérité ou vous faites un drôle de chef parce que vous ne voyez pas ce qui se passe.»

Desjardins se liquéfie sur sa chaise.

Aujourd'hui, la tradition du hot seat s'est perdue entre deux tweets et les émissions d'information continue.

Quelques journalistes au Québec pratiquent une certaine forme de hot seat: Paul Arcand, qui secoue les politiciens comme un pommier, Anne-Marie Dussault, qui aiguise ses questions et ne se laisse pas démonter par un invité qui louvoie.

Nadeau a peaufiné sa technique hot seat à Toronto au début des années 70. Il avait vu le journaliste-vedette Jack Webster mener une entrevue avec le chef du Parti conservateur Robert Stanfield, reconnu pour ses réponses ampoulées. Webster s'était impatienté et il lui avait lancé: «Bullshit, Mr Stanfield!»

Nadeau n'en revenait pas. Il a adopté la méthode Webster. Et il est devenu le grand Nadeau.

***

J'ai travaillé avec Pierre Nadeau à l'émission Le Point à Radio-Canada de 1984 à 1989. J'étais «sa» recherchiste. Il était exigeant, mais toujours poli, même lorsqu'il était contrarié. Grand, mince, il se tenait très droit. Quand il me disait «Michèle» de sa voix de stentor, je sentais toute l'autorité de l'homme qui avait interviewé les plus grands de ce monde.

Je l'appelais Pierre, il m'appelait Michèle, on ne s'est jamais tutoyés. Dans mes dossiers, il n'y avait ni longueurs ni fioritures. Pierre était un homme impatient qui n'avait pas de temps à perdre. De toute façon, il maîtrisait l'actualité, pas besoin de lui faire un dessin.

Pierre était un homme instinctif et intuitif. Le politicien qui voulait le rouler dans la farine n'était pas né.

***

J'ai regardé le documentaire de Radio-Canada, puis j'ai appelé Pierre. Il a tout de suite accepté ma demande d'entrevue, même s'il s'était juré qu'il n'en donnerait plus.

Je l'ai rencontré dans une salle anonyme de l'immeuble où il vit au centre-ville, une salle triste avec des néons blafards et des plafonds bas.

Quand je l'ai vu, j'ai eu un choc. Ce n'était plus le grand Nadeau, mais un homme fragile à la silhouette frêle et à la voix rocailleuse. Son visage était émacié. Il a perdu 40 livres en deux ans.

«Ma masse musculaire fond», m'a-t-il dit.

Je suis arrivée avec ma liste de questions: le hot seat, Charlie Hebdo, l'avenir de Radio-Canada, la place de l'international dans les nouvelles au Québec... Je ne voulais pas l'interroger sur sa maladie, le parkinson, qui le frappe depuis 2006. C'est lui qui m'en a parlé, c'est même le premier sujet qu'il a abordé.

Il était en reportage à Jérusalem, son dernier tournage. Après chaque sortie, il revenait à son hôtel épuisé. «Je faisais des siestes. Je me suis dit: «Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond».»

Au retour, il s'est arrêté à Paris pour voir son fils. «Il m'a dit: «Tu marches comme quelqu'un qui a un problème de motricité".»

À Montréal, il a consulté un médecin. «Il m'a regardé marcher, il m'a fait bouger les bras, puis il m'a dit: «Vous faites du parkinson».»

Il a vu un neurologue qui a confirmé le «verdict».

Pierre a dit «verdict» et non «diagnostic». Il s'en est rendu compte et il a souri, un sourire teinté de dérision et de nostalgie.

La maladie évolue lentement, mais depuis un an, le parkinson gagne du terrain. «Je constate des choses: un peu de déséquilibre quand je me lève, ma voix fatiguée et éraillée et un ralentissement physique et cognitif. Vous allez me poser une question et je vais chercher un mot. Parfois, ça me prend 15 minutes avant de le trouver.»

Pendant l'entrevue, il s'est battu avec sa mémoire, puis il a craqué. «Je suis désolé, Michèle, mais je ne peux pas, je bloque. J'ai l'impression de vous faire perdre votre temps, je suis désolé.»

J'ai protesté, mais non, mais non, mais j'avais le coeur à l'envers. L'entrevue a continué avec les trous de mémoire et les silences.

Pierre m'a cité des noms de gens célèbres qui ont eu le parkinson et qui ont continué de travailler: Yasser Arafat, Pierre Elliot Trudeau, Michael J. Fox.

Lui aussi veut continuer. Il voudrait écrire un deuxième livre. Il en a écrit un premier en 2001, L'impatient, où il relate les grands moments de sa carrière.

Dans le deuxième, il veut revenir sur des reportages qui l'ont marqué, mais avec des réflexions sur le métier. Il travaillerait de nouveau avec son fidèle collaborateur, Jean-Pierre Gosselin.

Même malade, Pierre Nadeau n'a pas dit son dernier mot.